Suite de cette étude fort intéressante sur l'un des mode de parler & d'écrire dans un des pays de confluence des Langues d'Oc ...
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3. PANORAMA DE LA LITTÉRATURE CÉVENOLE :
Comme le titre le laisse à penser, nous n’avons pas l’intention de présenter une étude exhaustive ; les matériaux font actuellement défaut pour une telle entreprise. Il s’agit, bien plus modestement, de brosser le portrait d’une littérature qui sera ici présentée comme telle pour la première fois de son histoire. Jusqu’alors, en effet, la littérature du pays cévenol n’était considérée que comme une sous-partie (le cévenol étant traité comme un « sous-dialecte ») d’un ensemble « languedocien » ou « occitan » dans lequel elle ne pouvait qu’être diluée voire noyée, et sans que jamais puisse être prise en compte sa spécificité.
Notre travail, bien que modeste, est donc pionnier ; on voudra donc bien en excuser les imperfections : nous n’avons pas encore eu accès à l’ensemble des textes connus. On doit le considérer comme la base (que nous croyons indispensable) d’une étude plus approfondie, si les spécialistes des littératures d’oc veulent bien prendre en compte la dimension cévenole des textes et des auteurs ici présentés.
Il est bien clair dans notre esprit que « littérature cévenole » signifie « littérature d’expression linguistique cévenole », à l’exclusion de toute autre : il ne sera pas parlé de la littérature cévenole d’expression française (Susini a fait là-dessus un travail remarquable, cf. plus haut), ni d’expression provençale, ni d’expression « occitane » (c’est-à-dire languedocienne). Ce petit pays cévenol est peut-être le seul à avoir utilisé quatre langues d’expression littéraire, deux bien enracinées (la cévenole et la française), deux autres d’importation (la provençale et l’occitane). En reculant dans l’histoire, on pourrait sans doute en rajouter une cinquième, la latine (l’abbé Badit publie une poésie latine en 1859)
L’espace géographique de notre littérature a été sommairement mais clairement défini : c’est le quadrilatère Langogne – Aubenas – Sommières – Nant.
Nous faisons débuter notre littérature au moment où la langue cévenole du texte est nettement visible aux yeux du lecteur connaissant la langue actuelle : nous laissons de côté la période médiévale et ses troubadours dont la langue est à la fois archaïque et artificielle, et dont les productions, de toutes façons, sont négligeables en Cévennes. C’est donc dans les années 1600 que débute notre panorama. Nous attribuons aux auteurs ou oeuvres signalés des numéros d’ordre (écrits en gras en début de paragraphe) auxquels nous renverrons par la suite.
1 Selon Vaschalde, François VALETON (né et mort à Aubenas, 1599-1650) a laissé deux (ou trois ?) poésies en cévenol dans un manuscrit qu’il date de 1610 : il s’agit d’une erreur, vue la date de naissance du poète, et nous croyons que ces poèmes datent plus vraisemblablement des années 1630 (cf. 2). Un seul de ces poèmes est donné par APV, pages 12-18 : il s’agit d’une épitre en vers au ton amusé, adressée « à son très cher et intime ami M. du Saut, procureur et advocat, à Aubenas », sous le prétexte que celui-ci lui aurait emporté par erreur son manteau. Voici le début de ce poème sans prétention mais non sans art, dans lequel les connaisseurs du parler cévenol actuel d’Aubenas reconnaîtront sans peine leur langue :
Notre travail, bien que modeste, est donc pionnier ; on voudra donc bien en excuser les imperfections : nous n’avons pas encore eu accès à l’ensemble des textes connus. On doit le considérer comme la base (que nous croyons indispensable) d’une étude plus approfondie, si les spécialistes des littératures d’oc veulent bien prendre en compte la dimension cévenole des textes et des auteurs ici présentés.
Il est bien clair dans notre esprit que « littérature cévenole » signifie « littérature d’expression linguistique cévenole », à l’exclusion de toute autre : il ne sera pas parlé de la littérature cévenole d’expression française (Susini a fait là-dessus un travail remarquable, cf. plus haut), ni d’expression provençale, ni d’expression « occitane » (c’est-à-dire languedocienne). Ce petit pays cévenol est peut-être le seul à avoir utilisé quatre langues d’expression littéraire, deux bien enracinées (la cévenole et la française), deux autres d’importation (la provençale et l’occitane). En reculant dans l’histoire, on pourrait sans doute en rajouter une cinquième, la latine (l’abbé Badit publie une poésie latine en 1859)
L’espace géographique de notre littérature a été sommairement mais clairement défini : c’est le quadrilatère Langogne – Aubenas – Sommières – Nant.
Nous faisons débuter notre littérature au moment où la langue cévenole du texte est nettement visible aux yeux du lecteur connaissant la langue actuelle : nous laissons de côté la période médiévale et ses troubadours dont la langue est à la fois archaïque et artificielle, et dont les productions, de toutes façons, sont négligeables en Cévennes. C’est donc dans les années 1600 que débute notre panorama. Nous attribuons aux auteurs ou oeuvres signalés des numéros d’ordre (écrits en gras en début de paragraphe) auxquels nous renverrons par la suite.
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LE XVIIe SIÈCLE
C’est d’Aubenas que nous viennent les premières attestations d’une littérature cévenole d’auteurs : Henry Vaschalde les a découvertes et publiées en partie dans son Anthologie patoise du Vivarais (Montpellier 1873 ; titre abrégé ici en APV).1 Selon Vaschalde, François VALETON (né et mort à Aubenas, 1599-1650) a laissé deux (ou trois ?) poésies en cévenol dans un manuscrit qu’il date de 1610 : il s’agit d’une erreur, vue la date de naissance du poète, et nous croyons que ces poèmes datent plus vraisemblablement des années 1630 (cf. 2). Un seul de ces poèmes est donné par APV, pages 12-18 : il s’agit d’une épitre en vers au ton amusé, adressée « à son très cher et intime ami M. du Saut, procureur et advocat, à Aubenas », sous le prétexte que celui-ci lui aurait emporté par erreur son manteau. Voici le début de ce poème sans prétention mais non sans art, dans lequel les connaisseurs du parler cévenol actuel d’Aubenas reconnaîtront sans peine leur langue :
SALUT
Oquesto lettro mau frisado,
Dau plus prigout de mo courado
Yoau te mande, Moussur du Saut,
Car tu sies certo ystat trop chaut
De m’enpourta mo montelino.
Las ! Que cubriro mon eschino
Quon lou freich, lo pleïe et lou vens
Foran bronla mos pauros dens ?
Oquesto lettro mau frisado,
Dau plus prigout de mo courado
Yoau te mande, Moussur du Saut,
Car tu sies certo ystat trop chaut
De m’enpourta mo montelino.
Las ! Que cubriro mon eschino
Quon lou freich, lo pleïe et lou vens
Foran bronla mos pauros dens ?
2 Cette production est à rapprocher (dans le temps et l’inspiration) de celle de ROUVIÈRE qui écrit vers 1631 un long poème de tonalité burlesque et carnavalesque (extraits commentés dans APV pages 19-23). Il semble bien que ce soit notre premier auteur, Valeton, qui est cité page 21, ce qui ferait de Rouvière et Valeton deux amis d’Aubenas partageant dans les années 1630 le même goût de la poésie en cévenol et des amusements plus terre à terre.
De ce « procès comique et burlesque » nous extrayons le passage suivant, au début du poème (en rétablissant la coupure correcte des mots) :
De ce « procès comique et burlesque » nous extrayons le passage suivant, au début du poème (en rétablissant la coupure correcte des mots) :
Lauzat sie d’iceux qu’a ordonnat,
Per regi tout, uno Justice,
Et qu’en Aubenas a donnat
De braves gens per lo pollice ;
Et d’effect, Messurs lous Régens,
Afin d’empacha que lou vice
Qu’a déjià saizis quauques gens,
Permy lous autres non se glisse ;
Ayant saupus que sept ou hueyt,
Contre los Loys de lo Sorbouno,
Avian contractat uno nueyt,
Dins lou lougis de Salomouno,
De surpassa lous Allemans
En beure, et prendre la guyso
D’oquelle notiou de Nourmans
Qu’es subjecte o la gourmandiso ;
Per corrigea oqueux excès
Et treing de liour mauvazo vido,
M’an dit de faire liour proucès
Car eux mesmes farian partido.
Per regi tout, uno Justice,
Et qu’en Aubenas a donnat
De braves gens per lo pollice ;
Et d’effect, Messurs lous Régens,
Afin d’empacha que lou vice
Qu’a déjià saizis quauques gens,
Permy lous autres non se glisse ;
Ayant saupus que sept ou hueyt,
Contre los Loys de lo Sorbouno,
Avian contractat uno nueyt,
Dins lou lougis de Salomouno,
De surpassa lous Allemans
En beure, et prendre la guyso
D’oquelle notiou de Nourmans
Qu’es subjecte o la gourmandiso ;
Per corrigea oqueux excès
Et treing de liour mauvazo vido,
M’an dit de faire liour proucès
Car eux mesmes farian partido.
On voit dès ces textes apparaître de nombreuses caractéristiques de la graphie cévenole autonome qui va s’imposer à travers les siècles, puissamment relayée (mais non pas inventée) par le Félibrige au XIXe siècle : les graphies « o » en finale atone, « ou », et surtout, bien avant Mistral, les diphtongues « au » (et non « aou »), « eu » (plutôt que « eou »)...
3 C’est au milieu du siècle (en 1657) que va paraître une des grandes oeuvres de notre littérature : L’enbarras de la fieiro de Beaucaire, un long poème de quelque 4000 vers octosyllabes dont l’auteur, Jean MICHEL (1603-1689) se dit « de Nîmes », ce qui ne signifie pas qu’il soit provençal : il s’agit sans doute d’un commerçant originaire, d’après sa langue, des Cévennes méridionales (entre Saint-Hippolyte et Sommières). Il dit aussi que son poème est « en vers burlesques », ce qui a orienté la critique (qui trop souvent critique sans avoir lu attentivement) à ne voir dans l’ Enbarras qu’un joyeux passe-temps : or rien n’est plus faux. Si on rencontre des passages comiques, ce n’est que parce que certaines anecdotes le sont ; l’intention de Michel n’est ni de faire rire ni d’apitoyer : il est un véritable reporter qui note les faits tels qu’il a pu les observer, ou tels qu’on les lui a rapportés. Et le commerçant qu’il est n’a pas son pareil pour voir, décrire et nommer les choses, avec un souci d’objectivité qui est extraordinaire pour l’époque et qui donne à l’ensemble de l’oeuvre une tonalité unique dans la littérature cévenole. A l’immense remue-ménage qu’est la foire de Beaucaire, le poème répond par une immense accumulation de personnages, d’histoires, de détails, d’objets et de travaux minutieusement rapportés. Pas une seule pause tout au long de ces 4000 vers : c’est un torrent ininterrompu de mots, le choix de l’octosyllabe, court et nerveux, n’étant pas étranger à cette impression de cascade, de tourbillon, à cet étourdissement continuel dont seule une caméra de cinéma pourrait tenter de donner l’équivalent. Si la littérature a pour objet de rendre vivante une réalité par des mots, on peut dire que l’ Enbarras est une réussite littéraire éclatante.
On ne doit pas oublier que Jean Michel a écrit d’autres textes cévenols, dont deux longs poèmes, Emblemo de la vido de l’homme et Lou franc Negossian Infortunat, qui attendent depuis trois siècles une réédition et un examen critique.
On ne doit pas oublier que Jean Michel a écrit d’autres textes cévenols, dont deux longs poèmes, Emblemo de la vido de l’homme et Lou franc Negossian Infortunat, qui attendent depuis trois siècles une réédition et un examen critique.
Nous reproduisons la belle édition Lacour-RIRESC de 1993 (p. 104) :
May cependan que tout bouleguo,
Que l’un plegu’ et l’autré despleguo,
Que l’un bailo, que l’autré pren,
Quauquos fés l’on vey dins un ren
Uno plejo talomen forto
Qu’on n’y a couvert, tendo ny porto
Dau prat, dau port ny dau foussat
Qu’on aguo tantequan trassat,
Et la grouppad’ es si fort drudo
Qu’on n’y a cournudel ny cournudo,
Cassolos, peirous ny toupins
Que non fasson bezon dedins,
Per mettré sout quauquo goutieiro ;
Lous pissadous et la bringuieiro,
Casseto, grazau, poutourras,
Penden qu’un verso l’autr’ es ras :
Adonc l’on vey may de fatiguo
A chacun que lay a boutiguo,
Et per defforo et per dedins,
Qu’à uno fenn’ en sous boudins,
Quant lous a crebats per sa fauto...
Que l’un plegu’ et l’autré despleguo,
Que l’un bailo, que l’autré pren,
Quauquos fés l’on vey dins un ren
Uno plejo talomen forto
Qu’on n’y a couvert, tendo ny porto
Dau prat, dau port ny dau foussat
Qu’on aguo tantequan trassat,
Et la grouppad’ es si fort drudo
Qu’on n’y a cournudel ny cournudo,
Cassolos, peirous ny toupins
Que non fasson bezon dedins,
Per mettré sout quauquo goutieiro ;
Lous pissadous et la bringuieiro,
Casseto, grazau, poutourras,
Penden qu’un verso l’autr’ es ras :
Adonc l’on vey may de fatiguo
A chacun que lay a boutiguo,
Et per defforo et per dedins,
Qu’à uno fenn’ en sous boudins,
Quant lous a crebats per sa fauto...
4 Contemporain de Jean Michel est Pierre GUÉRIN de Nant, commune de l’Aveyron qui forme, avec Saint-Jean-du-Bruel, comme une enclave à l’ouest du Gard, entre Trèves et Alzon. Cet avocat et consul (1608-1698) a écrit, entre 1650 et 1670, une oeuvre poétique conséquente (près de 1600 vers) et variée : on y trouve un Noël ; un sonnet qui précède et présente une longue description de son pays de Nant ; un dialogue bilingue entre « l’ombre de Monseigneur de Nant » et son valet ; un dialogue entre un moribond et son notaire ; quatre fables qui pourraient fort bien avoir précédé celles de La Fontaine, ces dernières n’étant publiées qu’à partir de 1668.
La tonalité générale de l’oeuvre est sérieuse, voire grave : c’est une des caractéristiques de notre littérature, à l’image du pays cévenol et de ses habitants. Seul le Testament de Couchard est écrit sur le mode burlesque, mais il est précédé de plus de 200 vers qui évoquent la mort et la destinée humaine et sont écrits avec un lyrisme sombre :
La tonalité générale de l’oeuvre est sérieuse, voire grave : c’est une des caractéristiques de notre littérature, à l’image du pays cévenol et de ses habitants. Seul le Testament de Couchard est écrit sur le mode burlesque, mais il est précédé de plus de 200 vers qui évoquent la mort et la destinée humaine et sont écrits avec un lyrisme sombre :
Quand yeu fau reflectieu sur l’homme en son neant
Et q’ ieu ay vist doux cops deja remuda Nant,
La fraiou me saisis et tout esquas ma vene
De ne fa lou recit me vol fourny l’alene.
Quand yeu serié cent cops pus couratjoux que l’or,
Jamay non m’en souven qu’on aje mal de cor.
Helas ! qu’ay yeu souffert de ma pichoto vide !
Es estado toujour d’un grand malheur seguide.
S’ieu ay abut un jur quauqué contentomen
Lou lendeman yeu l’ay pla pagat caromen.
Es vray que de mon sort ay force camarados
Qu’en abut comme yeu de fortes revirados.
Non ay pas cap de guauch tant doux comme lou mel,
Mon plus parfait plazé toujours pudis à fel...
Et q’ ieu ay vist doux cops deja remuda Nant,
La fraiou me saisis et tout esquas ma vene
De ne fa lou recit me vol fourny l’alene.
Quand yeu serié cent cops pus couratjoux que l’or,
Jamay non m’en souven qu’on aje mal de cor.
Helas ! qu’ay yeu souffert de ma pichoto vide !
Es estado toujour d’un grand malheur seguide.
S’ieu ay abut un jur quauqué contentomen
Lou lendeman yeu l’ay pla pagat caromen.
Es vray que de mon sort ay force camarados
Qu’en abut comme yeu de fortes revirados.
Non ay pas cap de guauch tant doux comme lou mel,
Mon plus parfait plazé toujours pudis à fel...
5 Quelques années plus tard, en 1687, c’est le nord de notre domaine qui se signale à nouveau à notre attention, avec un long poème de près de 700 vers octosyllabes consacré à la « description des bains de Saint-Laurent » : comme chez Jean Michel et Pierre Guérin (cf. 3 et 4), il s’agit pour l’auteur anonyme de décrire avec précision une réalité locale, celle des eaux thermales de Saint-Laurent-les-Bains, en employant à cette occasion une langue directe qui, jusqu’au XIXe siècle, a pu paraître « osée », alors qu’elle n’est que du cévenol spontané :
Mais dovon que passa plus outre,
Hieu possorio per un jean-foutre
Se hieu non vous disio quicon
De lo vertu d’oquello fouon
Que toujour bul et toujour coule
Sons veyre jomay vessa l’oule ;
C’est-o-dire qu’incessoment
Raye toujour esgaloment
Sans que, par l’essut ny lo pletge,
Creyssé ny mesma l’on lo vege.
Et ce qu’es de plus surprenent :
De d’obor ou incontinent
Qu’y ovet tray d’herbes chaumides,
Venon fraisches et plus poullides ;
Ce qu’es cause lou plus souven
Que l’on n’y vey pas gron jouven,
Mais fay be force fennes ruades,
Lo plupart toutes eydentades,
Que creson de chonja de pel...
Hieu possorio per un jean-foutre
Se hieu non vous disio quicon
De lo vertu d’oquello fouon
Que toujour bul et toujour coule
Sons veyre jomay vessa l’oule ;
C’est-o-dire qu’incessoment
Raye toujour esgaloment
Sans que, par l’essut ny lo pletge,
Creyssé ny mesma l’on lo vege.
Et ce qu’es de plus surprenent :
De d’obor ou incontinent
Qu’y ovet tray d’herbes chaumides,
Venon fraisches et plus poullides ;
Ce qu’es cause lou plus souven
Que l’on n’y vey pas gron jouven,
Mais fay be force fennes ruades,
Lo plupart toutes eydentades,
Que creson de chonja de pel...
6 Le siècle va se terminer avec une autre production poétique abondante : celle du sieur MARTEL qui se dit avocat près de Chambonas, dans le pays des Vans. Martel va recueillir en 1695 un ensemble intitulé Las houros perdudos et qui est resté inédit à ce jour (sauf le long poème dont nous parlons ici, daté de 1682). S’agit-il, comme le prétend l’auteur, de « poësios burlescos », c’est-à-dire, dans l’acception actuelle du terme, de textes d’un comique outré ? Ce que nous connaissons de l’oeuvre nous laisse penser le contraire : on retrouve chez Martel, comme chez Michel, Guérin et l’anonyme de Saint-Laurent (cf. 3, 4 et 5) le même goût de l’écriture sérieuse, le même souci de tout dire, le même goût du détail, la même volonté d’ordonner par les mots une réalité concrète qu’on entend immortaliser, comme le dira plus tard Frédéric Mistral, « pèr l’aflat e la flamo de la divino pouësìo » (par l’influx et la flamme de la divine poésie). La seule pièce publiée à ce jour est une longue descriptiû del Castel de Chambonas qui nous fait découvrir en près de 700 vers tous les coins et recoins de la bâtisse, comme seul pourrait le faire le plus méticuleux des guides touristiques. Voici la fin de la visite, et du poème :
Per acaba la permenado
Et me para contro lou souön,
M’en vau permena jusqu’el pouön,
Aqui finiray ma journado ;
El és del mêmo prou vontat
Sans qu’yû parlé de sa beûtat :
Car penden que la calou pico,
Affin de me delassa’ un pau,
Yû m’en vau ferma la boutico
Et m’en vau baigna’ el mouli nau.
Et me para contro lou souön,
M’en vau permena jusqu’el pouön,
Aqui finiray ma journado ;
El és del mêmo prou vontat
Sans qu’yû parlé de sa beûtat :
Car penden que la calou pico,
Affin de me delassa’ un pau,
Yû m’en vau ferma la boutico
Et m’en vau baigna’ el mouli nau.
Bilan du XVIIe siècle cévenol
Si l’on excepte les poésies de Valeton et de Rouvière, qui peuvent apparaître comme de simples amusements de lettrés, on sera frappé par le sérieux de la production littéraire cévenole, et par son enracinement : on parle volontiers de ce qu’on connaît bien, et on en parle avec une précision lexicale qui force le respect, sinon l’admiration. Par son ampleur et son rythme, le chef-d’oeuvre du siècle est incontestablement le poème de Jean Michel (3)
On remarquera aussi -et c’est une autre caractéristique de la personnalité des Cévenols- que notre littérature ne contient aucune flagornerie à l’égard des puissants de ce monde : on est très loin, à cet égard, des lamentables productions « politiques » d’un Goudouli qui, à Toulouse, se gargarise de dédicaces aux seigneurs des lieux et glorifie en vers les exploits guerriers des rois de France, dans une langue de bois que la littérature stalinienne aura de la peine à égaler. Nos auteurs ont sans doute moins de génie littéraire, mais la dignité de leurs écrits nous semble largement préférable à l’esprit courtisan du toulousain : tout au long de ses quatre siècles de production, notre littérature va se caractériser par cette dimension morale, par cette absence de complaisance à l’égard des nantis et du pouvoir, par un intérêt marqué pour les réalités populaires. Elle y gagne en franchise, en simplicité et en force.
Il est par ailleurs important de remarquer que, sur le plan de la graphie, les Cévennes n’ont pas attendu Mistral pour affirmer l’autonomie (par rapport au français) de la graphie des diphtongues, en particulier les (au) et (eu) qu’on retrouve très régulièrement chez tous nos auteurs, avec les graphies (ch) et (g, j) pour noter les sons « tch, dj ». Il est donc faux d’affirmer, comme le font trop volontiers les occitanistes et trop souvent les félibres, qu’entre les Troubadours et Mistral il n’y a que décadence littéraire et corruption linguistique : pour peu qu’on veuille bien employer les instruments adéquats et ne pas oublier que « qui trop embrasse mal étreint », on s’apercevra qu’en Cévennes comme sûrement ailleurs en pays d’oc, les prétendus « siècles de décadence » sont au contraire ceux d’un renouvellement des thèmes et d’une adaptation, souvent fort réussie, de la graphie aux nouvelles réalités linguistiques. Il y a donc, selon nous, continuité (et non rupture), renouvellement (et non déchéance) de notre langue, de notre graphie et de notre littérature.
On remarquera aussi -et c’est une autre caractéristique de la personnalité des Cévenols- que notre littérature ne contient aucune flagornerie à l’égard des puissants de ce monde : on est très loin, à cet égard, des lamentables productions « politiques » d’un Goudouli qui, à Toulouse, se gargarise de dédicaces aux seigneurs des lieux et glorifie en vers les exploits guerriers des rois de France, dans une langue de bois que la littérature stalinienne aura de la peine à égaler. Nos auteurs ont sans doute moins de génie littéraire, mais la dignité de leurs écrits nous semble largement préférable à l’esprit courtisan du toulousain : tout au long de ses quatre siècles de production, notre littérature va se caractériser par cette dimension morale, par cette absence de complaisance à l’égard des nantis et du pouvoir, par un intérêt marqué pour les réalités populaires. Elle y gagne en franchise, en simplicité et en force.
Il est par ailleurs important de remarquer que, sur le plan de la graphie, les Cévennes n’ont pas attendu Mistral pour affirmer l’autonomie (par rapport au français) de la graphie des diphtongues, en particulier les (au) et (eu) qu’on retrouve très régulièrement chez tous nos auteurs, avec les graphies (ch) et (g, j) pour noter les sons « tch, dj ». Il est donc faux d’affirmer, comme le font trop volontiers les occitanistes et trop souvent les félibres, qu’entre les Troubadours et Mistral il n’y a que décadence littéraire et corruption linguistique : pour peu qu’on veuille bien employer les instruments adéquats et ne pas oublier que « qui trop embrasse mal étreint », on s’apercevra qu’en Cévennes comme sûrement ailleurs en pays d’oc, les prétendus « siècles de décadence » sont au contraire ceux d’un renouvellement des thèmes et d’une adaptation, souvent fort réussie, de la graphie aux nouvelles réalités linguistiques. Il y a donc, selon nous, continuité (et non rupture), renouvellement (et non déchéance) de notre langue, de notre graphie et de notre littérature.
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LE XVIIIe SIÈCLE
Nous n’avons rien de bien particulier à signaler pour la première moitié de ce siècle : c’est le chef-d’oeuvre du siècle précédent, l’ Embarras de la fieiro (cf. 3) qui continue d’être réimprimé ici et là, particulièrement en Alès, la capitale cévenole y trouvant l’occasion de se signaler pour la première fois à notre attention.
En effet, à partir des années 1740-1750, le pays alésien (au centre de notre domaine) prend la main, et va innover en deux domaines : sur le plan littéraire et sur le plan linguistique.
En littérature, nous avons une oeuvre importante quoique restée à ce jour manuscrite : celle de Joseph Séguier qui bien que nîmois d’origine (il est le frère du célèbre Jean-François Séguier) va occuper des fonctions écclésiastiques près de Saint-Ambroix et, sur la base de ce parler central si caractéristique, se lancer dans la première entreprise de traduction et d’adaptation de textes classiques, latins et grecs.
Malgré le grand désordre de ses manuscrits, qui ont été réunis en recueil sans aucune science ni conscience, on voit que ce travail de réécriture a été entrepris avec le plus grand soin : on peut avoir jusqu’à trois ou quatre versions pour le même texte ! Et Séguier entre définitivement dans notre littérature lorsqu’il versifie sa traduction et passe ainsi du statut de traducteur à celui de poète :
En effet, à partir des années 1740-1750, le pays alésien (au centre de notre domaine) prend la main, et va innover en deux domaines : sur le plan littéraire et sur le plan linguistique.
En littérature, nous avons une oeuvre importante quoique restée à ce jour manuscrite : celle de Joseph Séguier qui bien que nîmois d’origine (il est le frère du célèbre Jean-François Séguier) va occuper des fonctions écclésiastiques près de Saint-Ambroix et, sur la base de ce parler central si caractéristique, se lancer dans la première entreprise de traduction et d’adaptation de textes classiques, latins et grecs.
Malgré le grand désordre de ses manuscrits, qui ont été réunis en recueil sans aucune science ni conscience, on voit que ce travail de réécriture a été entrepris avec le plus grand soin : on peut avoir jusqu’à trois ou quatre versions pour le même texte ! Et Séguier entre définitivement dans notre littérature lorsqu’il versifie sa traduction et passe ainsi du statut de traducteur à celui de poète :
Ieu te daunnaray une tasse :
Es toute flamme nove. Aco’st ben travailla !
Ni’a ren de tau. L’ouvrier i’a fa
Une eurre tout au tour que la rode e l’embrasse,
E davant l’eurre un cabride
Qu’a ’nvege de manga las pichottes granetes
De l’eurre ; el se leve, el pause sas batetes
Su la muraille, allongue soun moure
Per poude i’adusa, per manga las granetes.
Din lou fond de la tasse, eiso n’es lou pus beu,
Une jouigne fillete a sur sa teste un veu
Nousat en-b’un ruban. Un jouigne gars l’agasse.
Elle se n’emaut pas ; d’un air indifferent
Lou pousse de la man, lou rebute, lou casse ;
Piey tout d’un cop lou regarde en risent.
Ieu te la daunnaray, aquelle belle tasse,
Encare enb’une cabre : ha ! se vesies qu’es grasse,
Coumme es poulide ! A dous cabris,
Poulis coumme de jours, toutes dous ben nourris.
Te, la vequi ! La vant mouse tout arre.
Madon la moust. Remplira, vejes ou,
Jusques as orles lou gerlou.
Aqueste soir la mouserant encare.
Ieu te la dounnaray, mai cante-me, Tirsis,
Cante la mort dou paure Daphnis !
Es toute flamme nove. Aco’st ben travailla !
Ni’a ren de tau. L’ouvrier i’a fa
Une eurre tout au tour que la rode e l’embrasse,
E davant l’eurre un cabride
Qu’a ’nvege de manga las pichottes granetes
De l’eurre ; el se leve, el pause sas batetes
Su la muraille, allongue soun moure
Per poude i’adusa, per manga las granetes.
Din lou fond de la tasse, eiso n’es lou pus beu,
Une jouigne fillete a sur sa teste un veu
Nousat en-b’un ruban. Un jouigne gars l’agasse.
Elle se n’emaut pas ; d’un air indifferent
Lou pousse de la man, lou rebute, lou casse ;
Piey tout d’un cop lou regarde en risent.
Ieu te la daunnaray, aquelle belle tasse,
Encare enb’une cabre : ha ! se vesies qu’es grasse,
Coumme es poulide ! A dous cabris,
Poulis coumme de jours, toutes dous ben nourris.
Te, la vequi ! La vant mouse tout arre.
Madon la moust. Remplira, vejes ou,
Jusques as orles lou gerlou.
Aqueste soir la mouserant encare.
Ieu te la dounnaray, mai cante-me, Tirsis,
Cante la mort dou paure Daphnis !
Cet extrait étant copié du manuscrit original (qui se trouve à la Médiathèque de Nîmes), nous nous sommes contenté de moderniser la ponctuation, sans rien toucher à la graphie. Il s’agit d’une adaptation poétique de la première Idylle de Théocrite.
Joseph Séguier a doublé son travail littéraire par un travail sur la langue : il est l’auteur du premier lexique cévenol-français connu et du premier essai d’une grammaire cévenole, ces deux travaux étant restés eux aussi inédits. Mais ils ont inspiré l’auteur de notre premier grand dictionnaire cévenol, l’abbé de Boissier de Sauvages, alésien de souche et qui aura, lui, l’honneur d’être édité et réédité : la première édition, en 1857, de son « Dictionnaire languedocien-français » marque le début d’une remarquable production lexicographique cévenole dont nous ne signalerons ici que les lieux et les dates :
1857, Alès : Dictionnaire de Boissier de Sauvages, 1e édition
?, Alès : Dictionnaire de Boissier de Sauvages, 2e édition
Cette édition comporte en annexe une très longue liste de Proverbes : nous verrons qu’au XIXe siècle deux auteurs cévenols vont continuer cette recherche et même la hisser au statut d’exercice littéraire (Baldit et Fesquet)
1779 Saint-Hippolyte-du-Fort : Dictionnaire anonyme manuscrit, dont on n’a conservé que la première partie. Ne pourrait-il pas être attribué au frère de Fabre d’Olivet ?
1820, Alès : Dictionnaire de Boissier de Sauvages, 3e édition
Elle a été complétée par le neveu de l’abbé : tous les suppléments sont en cévenol alésien
1802 Saint-Hippolyte / Ganges : Antoine Fabre d’Olivet laisse manuscrit un important dictionnaire qui ne sera édité qu’au XXe siècle
1841 et 1844, Alès : La Fare Alais fait suivre les éditions de ses Castagnados d’un abondant lexique cévenol : repris et amplifié, il sera publié sous le nom de « Dictionnaire Languedocien-Français » par Maximin d’Hombres puis par Gratien Charvet :
1787 Alès : premier tome
1788 Alès : second tome
Cette passion lexicographique des Cévenols se poursuivra encore avec Paul Félix et l’abbé Aberlenc qui, à l’exemple de La Fare, accompagnent leurs oeuvres littéraires d’un abondant lexique.
On le voit, l’activité lexicographique est, en Cévennes, indissociable de l’activité littéraire : c’est pourquoi nous la signalons ici.
Mais pendant qu’Alès et sa région en sont à leurs premiers essais littéraires, le sud du domaine va, lui, s’imposer grâce à deux écrivains majeurs : le plus célèbre et le plus populaire (le nombre des éditions, pirates ou non, est incalculable) est né à Sommières : c’est l’abbé Jean-Baptiste Favre (nous lui conservons le nom qu’il s’est lui-même attribué, la vraie graphie étant Fabre), que tous les ouvrages de littérature « occitane » rattachent au montpelliérain donc au languedocien, alors que sa langue est nettement plus cévenole que montpelliéraine (nous en avons fait la démonstration sur la base d’une typologie donnée par un linguiste occitaniste)
Favre est l’auteur de la première prose littéraire moderne des littératures d’oc : L’istouara de Jan-l’an-pres est une nouvelle qui met en scène un picaro, héros sans foi ni loi dont le cynisme nous est finalement sympathique et dont la conduite contraste avec celle, bien conformiste, de son interlocuteur, un aristocrate qui ne peut guère comprendre la vie des gens du peuple. L’attitude et la mentalité de Jan-l’an-pres préfigure celles des révolutionnaires qui viendront, quelques années plus tard, balayer le monde aristocratique figé dans ses certitudes et ses préjugés, à l’image du baron qui s’amuse du récit de Jan-l’an-pres sans en percevoir les ferments de révolte.
Favre n’est pourtant pas un révolutionnaire ni un révolté, encore moins un « philosophe des Lumières » : il écrit en français une réfutation de Voltaire. Mais avec l’arme de l’humour et de l’ironie, il porte finalement les mêmes coups que son ennemi à un système social qui vit ses dernières décennies.
Outre cette éblouissante nouvelle (ou court roman) en prose, Favre a fourni une oeuvre abondante et variée : il est notre premier auteur de théâtre avec une comédie en prose : lou tresor de substancioun et son opera d’Aubais, également en prose, ces deux pièces étant accompagnées d’intermèdes musicaux, d’où le nom d’ « opéra » donné à la seconde.
En vers, il nous laisse un long poème héroï-comique en trois chants : Lou siège de Cadaroussa, justement célèbre tant est forte sa veine comique et satirique ; tout aussi célèbre est un petit conte en vers : Lou sermoun de Moussu Sistre, qui n’a guère d’autre intérêt à nos yeux que d’annoncer un exercice que Roumanille, un bon demi-siècle plus tard, élèvera à la hauteur d’un véritable genre littéraire pour la Provence . Comme son compatriote Séguier et en même temps que lui (mais avec une réussite bien plus éclatante), Favre s’est passionné pour les textes classiques, qu’il va faire revivre dans un style et une langue très assurés : outre les deux immenses traductions-adaptations de l’ Enéide et de l’Odyssée....
A suivre....
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