jeudi 12 novembre 2009

Fernand MOUTET sur Th. Aubanel : La Miougrano Entreduberto (Le Gabian - 1960 - extrait)

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Allégorie de la simulation
Lorenzo Lippi


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L'ANNEE 1960 aura été l'année de la Miougrano Entreduberto. Voilà 100 ans, en effet, que paraissait cette œuvre. On en compte peu qui aient été, et soient encore, aussi controversées que celle-là. Pour le gros public, c'est une belle histoire d'amour, et on sait du reste que rien ne frappe l'imagination populaire, en quelque pays que ce soit, comme l'histoire d'un amour malheureux ; Laure et Pétrarque, Manon et Des Grieux, Vincent et Mireille, Aubanel et Zani, la brune avignonnaise qui, brisant le cœur de son poète, alla s'ensevelir dans un couvent. Pour les lettrés, leur position est souvent plus ambiguë. Réticence chez les uns, qui trouvent cette aventure un peu mince, bruyante admiration chez quelques autres qui, en mettant sur un piédestal le poète de la Grenade, ne sont pas fâchés d'en faire choir, pensent-ils, la statue un peu encombrante de Mistral.

A voir les choses comme elles sont, il faut avouer que les faiblesses d'Aubanel nous apparaissent, aujourd'hui, assez cruellement, que ces lamentations sur d'impossibles amours nous semblent rejoindre celles que, luth en moins, Musset multipliait pour nous, au temps lointain de notre rêveuse adolescence. Confessions un peu naïves, émaillées de platitudes qui prêtent quelquefois à sourire :

« E vène maigre, e me transisse,
E ma sorre me dis — « De qu'as ? »

II y aurait quelque mauvaise foi à ironiser - là-dessus, de même qu'il serait trop facile de citer, en appuyant sur son comique involontaire le trop fameux conte de la « coucourdette ». Après tout, on dénicherait quelques mauvais vers, pour ne pas dire plus, dans l'œuvre d'un Racine. Et pour ce qui est de l'ingénuité, n'oublions pas que les écrits de cette époque étaient souvent conformes à une morale très bourgeoise. Baudelaire et Flaubert avaient appris à leurs dépens, en 1857, qu'on ne pouvait s'en jouer impunément. Et que dire de ces chansons plus récentes où le brave Charloun, nous montrant des jeunes gens en train de danser, la main sur l'épaule, sous les yeux des parents, se donnait tant de mal pour nous laisser entendre que le ciel n'était pas plus pur que le fond de son cœur ? Évidemment, nous sommes loin du Gorille et juger comme il convient de la Grenade Entrouverte demande une certaine imagination.

Ces petites scories balayées, puisque une étude se devait, si hâtive fût-elle, de commencer par quelques réserves, il reste que ce recueil, qu'on le veuille ou non, est peut-être plus complexe qu'on ne l'a cru longtemps. Nous savons aujourd'hui qu'un écrit aveuglément clair mérite rarement d'être relu. Nous ne nous proposons pas de prôner ici ces esthètes qui se veulent, par principe, obscurs comme le Sphynx des Batignolles, ainsi que Leconte de Lisle avait surnommé le poète d'Igitur, mais il nous parait incontestable que, dans une œuvre riche, on trouve presque toujours, entre les lignes du texte, ces filigranes mystérieux qu'on n'y discerne pas a ta première lecture, et où se dessine, à son insu probablement, la personnalité profonde d'un poète. Et dans le livre de l'Amour comme — dans l'Entre-lueur, nous voyons autre chose que les larmes qu'à fait couler la pure et inexorable Zani.

Nous sentons tout un drame, qui a été sans doute signalé maintes fois. Il s'agit du conflit qui opposait dans le cœur d'Aubanel une vieille éducation chrétienne, et son goût de la vie et de la beauté. On nous objectera que cette dualité n'est pas irréductible et qu'un bon chrétien peut être un bon vivant. C'est certain mais, pour Aubanel, cette dualité a cruellement existé et on imagine le brave homme — pris au piège, dirait Cocteau — entre les exigences de la religion et celles d'une sensualité qu'il faut bien appeler païenne.

« Franc de purgatori,
O Sant crucifis,
Baio-nous la glòri
De toun paradis ! »

Voilà ce qu'on lit dans la Grenade, cependant que le poète, un peu plus tard, devait consacrer à la Vénus d'Arles un poème qui, pour ne pas rallier, lui non plus, tous les suffrages, n'en est pas moins révélateur.

« Siés bello, ô Venus d'Arle, à faire veni fòu...
Se vèi que siés divesso e fiho dôu cèu blu...
E vaqui perqué t'ame-e ta bèuta m'engano —
E perqué, iéu crestian, te cante, ô grand pagano ! »

Vénus d'Arles

Toujours le même souci de se justifier. En somme, un aspect vaguement baudelairien, avec — avouons-le — quelque chose en moins : les grands éclairs dans le ciel noir.
Une chose encore qui nous paraît à signaler, c'est le goût que le poète a toujours manifesté pour la beauté, et surtout, nonobstant toutes ces strophes où nous voyons se déchaîner les bourreaux du roi Hérode, le sens de la beauté grecque. Un chrétien! tourmenté, certes, mais capable, en même temps, d'entonner à la gloire du corps féminin, « qui tant est tendre », un hymne victorieux.
Nous ne pensons pas que l'ancêtre grec, le capitaine qui portait la cuirasse, soit à évoquer ici : ou fond, ce monde méridional, même quand il se réclame du christianisme, est grec en diable.
Il faudrait multiplier les citations, et on verrait apparaître la parenté qui unit à celles des Épigrammes Amoureuses le poète de l'Entre-Lueur. « J'ai ses seins dans mes mains, ses lèvres dans mes lèvres et, dans la rage de ma frénésie, je dévore son cou blanc lumineux ». Ce texte est de Paul le Silentiaire ; nul doute que le chantre de la Vénus d'Arles s'y trouverait chez lui.
Veut-on d'autres exemples ? En voici :

« Emé soun jougne prim e sa raubo de lano

Couleur de lo miôugrano... »
« Que sa tèsto èro bello, aqui, sous moun espalo,
Dins si long peu negado e penjant tout polo !»

Et ceci, qui résume tout Théocrite :

« Dourmi sènso pantai, au mitan di troupèu,
D'èstre pièi reviho que pèr li cascavèu
Di cabro, lou matin, e d'ana'mé li pastre
Se coucha, tout lou jour, a sentoi lou mentastre! »

Il serait amusant, et instructif, a établir un rapprochement entre les vers suivants :

« Oh ! n'èro qu'une enfant, e n'èro que mai bello »
« Presque une enfant, encor, mais déjà grande et belle »
« J'étais un faible enfant qu'elle était grande et belle »

Le premier est d'Aubanel, le second de Toulet, le troisième de Chénier. N'ont-ils pas un air de famille ? Et ce serait une erreur que borner la manière d'un Aubanel à ces gentillesses un peu mignardes ; il est fort capable d'évoquer le travail des champs avec une simplicité tout hellénique, à témoin ce « Faucheur » qui ne craint pas, le provençal pouvant, lui aussi, braver l'honnêteté, de nous confier que l'état de sa vêture laisse à désirer. '

Quelquefois même, on trouve, dans la forme sautillante d'un Ronsard, la mélancolie contenue d'un Du Belley :

« Dins lou rountau qu'esvalisson,
Restountisson
Li destrau di bouscatié ;
L'auro boufo la fumado,
La flamado
Di fournèu dou carbounié ».

En résumé, un poète touchant, humain, dont l'œuvre n'est pas une construction volontaire, mais un jaillissement certain, un poète dont la langue est plus facile que celle de Mistral, plus à la portée du lecteur moyen ; un poète indéniablement populaire, le plus populaire avec l'auteur de la « Mazurka souto li Pin » ; un poète dont les vers relèveraient du romantisme mineur si son romantisme n'était corrigé par un hellénisme foncier, et inconscient, et enfin — mais sans doute avons-nous laissé percer notre préférence pour cet aspect de son talent — l'auteur d'un ouvrage en tête duquel on pourrait inscrire en exergue :

« O Bèuta, coume fou que siegues pouderouso ! »
« O Beauté, comme il faut que tu sois puissanté ! »



Fernand MOUTET
(Vence, ce 8 Septembre 60)


Le gabian
Journau Prouvènçau



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