jeudi 14 février 2013

Gabriel TOUZE-TAGANT : Frédéric Mistral au Lavandou

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Frédéric Mistral 
au Lavandou
Sur une idée de David
 Autant que je me souvienne des dires de ma grand-mère maternelle, cela s’est passé au printemps de 1866.

Mon grand-père, Hippolyte Cèze et ma grand-mère, née Sylvie Boglio, tenaient une boulangerie au Lavandou, hameau de Bormes. Mon grand-père aimait les poètes. Sans doute, c’est de lui que m’est venu, très tôt, mon amour de la poésie et ce besoin impérieux de chanter à mon tour.
Ce jour-là était un dimanche, un beau dimanche du mois de mai. Le Lavandou en fête recevait le poète provençal : Frédéric Mistral.
Calendal n’était pas encore terminé. Mireille, grâce au célèbre poète romantique, Alphonse de Lamartine, avait séduit les milieux littéraires parisiens. L’étoile de Mistral montait au firmament de la gloire.
Pour bien s’informer des choses de notre côte enchantée, l’enfant de Maillane était venu vers notre azur.
Le maire, les notables, s’étaient réunis au Grand-Hôtel de la Plage. Ce Grand-Hôtel, à cette époque, était bien modeste ; mais c’était le seul que possédait l’humble bourgade de pêcheurs. Certains d’entre eux avaient été invités.
Pour faire honneur au poète, les pescadous avaient fourni à M. Laugier, le propriétaire de l’hôtel, les plus grosses rascasses et tous les poissons indispensables pour préparer une succulente bouillabaisse. Mais pour le prélude ils avaient apporté deux corbeilles d’oursins.

Le maire, M. Toussaint Honnoraty, avait recommandé à l’hôtelier de bien faire les choses. Aussi cet excellent homme s’était mis en quatre. Croyant bien faire, il avait placé à côté de l’assiette de chaque convive une cuiller à dessert.
Mon grand-père était du festin. Au début du repas, il fit comme les autres ; c’est-à-dire qu’il se servit de sa cuiller pour recueillir, dans les oursins ouverts, les veines rouges ou orangées.
Cette façon de procéder était contraire aux habitudes des hommes de la mer. Eux avaient coutume, avec un bout de pain, de ramasser, en un geste circulaire, la bonne crème au goût salé qui sentait l’iode et tout l’univers sous-marin.
Oh ! comme ils étaient mal à l’aise ces pêcheurs simples mais dignes, qui ne voulaient pas avoir l’air ridicule en ce beau jour où l’amitié fraternelle honorait le génie !
N’y tenant plus, mon grand-père se leva et dit :

- « Messieurs, je m’excuse de prendre la parole ; puis, s’adressant au poète, ajouta : Car, Mèstre ! siou segu que mi coumprendrès. Nous aùtré avèn l’abitudo de manja leis orsin m’un tros de pan. Aco nous vaï. Mai émé la cuiéro sian coumo uno poulo qué vèn de trova uno clau ! Sabèn pas qu’èn faïré. Alors, sé voulès bèn, anan usa coumo à l’abitudo. »
Le fier poète se dressa ; puis de sa voix harmonieuse il lança : « Moun ami ! avès bèn fa dé mi dire quèto causo. Ignoravé vosto coutumo. Fau pas la chanja ! Aco va émé vosto vido. Zou ! manjan ensèn leis orsin émé lou pan dou Bouan Diéu ! »

Tous les convives furent d’accord ; et le rire fleurit sur les visages tannés des hommes bruns.
Quand fut servie dans la faùco de liège la bouillabaisse toute fumante, ce fut un cri de joie unanime qui la salua. Elle embaumait ! Toutes les couleurs de la terre et de la mer s’y mêlaient.
« Gramaci ! Gramaci ! meis ami », disait le poète charmé par les senteurs qui se dégageaient du mets resplendissant.
Alors tout le monde se leva, et tous en chœur, les Lavandourains, les Borméens et le chantre immortel de la Provence chantèrent à pleine voix la Coupo Santo.
Gabriel TOUZE-TAGANT,
« Le Pays de mes Amours », 
1978



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