mercredi 6 juin 2012

SA Peyre : CRITIQUE LITTERAIRE - Marsyas n° 380 - Octobre 1961.

.





CRITIQUE LITTERAIRE



Sous le titre PROVENCE, SA Peyre nous invite à redécouvrir le véritable protecteur de Mistral à Paris, son compatriote provençal Adolphe DUMAS, non seulement poète de grande qualité mais aussi critique littéraire sans concession : pour SA Peyre, donc, un véritable précurseur dans deux domaines souverains :

Adolphe Dumas eut le privilège de découvrir Mistral et de l’amener à Lamartine, qui le révéla au monde.
Je crois que l'essentiel sur Adolphe Dumas se trouve dans un ouvrage de Frédéric Mistral neveu, Un poète bilingue Adolphe Dumas, 1806-1861. Ses relations avec les romantiques et avec les Félibres. [Editions des Presses françaises et Société des Belles Lettres, Paris, 1927] et dans la Correspondance de Frédéric Mistral et Adolphe Dumas, 1856-1861, avec notes de Frédéric Mistral neveu, et Introduction de Charles Rostaing. [Publication des Annales de la Faculté des Lettres, Aix-en-Provence, 1959].




Victor Hugo, que l'on trouve partout où l'on arrive était certes un bénisseur comme Lamartine, comme Renan, [Cf : « Un poète, par exemple, vous présente ses vers. Il faut bien dire qu'ils sont admirables, puisque sans cela ce serait dire qu'ils ne valent rien et faire une sanglante injure à un homme qui a eu l'intention de vous faire une politesse ». (Souvenirs de Jeunesse d’E. Renan).
(On voudrait que ce soit là de l'ironie, même un peu lourde malheureusement, le contexte ne permet pas de l'espérer. S.A.P.)] et comme Mistral lui-même ; mais que restet-il de l'ode de Lamartine : Le génie dans l'obscurité, dédiée au poète boulanger (sic) Jean Reboul ; et que restet-il de tant d'éloges complaisants distribués à des médiocres par ce même Lamartine, par Hugo et par Mistral?

L'huile, dit l'un des plus jolis proverbes provençaux, vient toujours au dessus, et le bon goût aussi.

C'est pour cela que si rien ne reste des mauvaises louanges et des médiocres loués, le Quarantième Entretien accompagne encore le génie de Mistral.
Il n'est pas besoin de rappeler la divination de la poésie de Baudelaire par Hugo : « un frisson nouveau » ; on connait moins peutêtre son appréciation sur Arthur Rimbaud : « Shakespeare enfant».

Frédéric Mistral neveu a retrouvé un jugement de Hugo sur Adolphe Dumas : « Donnez-moi deux de ses strophes parmi des milliers d'autres et je le reconnaîtrai ».
Il y a en effet, dans les poèmes français d'Adolphe Dumas
une originalité de ton, une netteté d'attaque qui le met bien à part et bien audessus de tant d'autres poètes mineurs parmi ses contemporains. Or, cette originalité de ton, cette netteté d'attaque, on les retrouve à une plus haute puissance encore dans les poèmes provençaux d'Adolphe Dumas.
Frédéric Mistral, pour les publier, d'abord dans l'Armana prouvençau d'année en année, et ensuite, dans le recueil anthologique : Un liame de rasin, n'eut guère qu'à y remplacer deux ou trois gallicismes, à y atténuer quelques expression politiques et sociales propres à choquer le Félibrige bien pensant ; il eut surtout à en changer l'horrible cacographie par la graphie provençale ; mais l'inspiration et l'expression essentielles des poèmes sont bien d'Adolphe Dumas et représentent dans la première phase de la Renaissance provençale une originalité que l'on souhaiterait à d'autres qui sont encore beaucoup plus loués. On peut même, me dit l'un des Nouveaux poètes provençaux d'aujourd'hui, se demander si certaines des grande strophes lyriques de Mistral ne doivent pas un peu de leur forme, peut-être même de leur élan, à celles d'Adolphe Dumas.

S'il en est ainsi (cela mériterait une étude spéciale) AdoIphe Dumas aurait eu non seulement le privilège de découvrir Mistral, mais encore de fournir quelques modèles formels au génie.

Les dons d'Adolphe Dumas à la Renaissance provençale ni se bornent pas à cela.
Une chose qui a longtemps manqué à cette Renaissance et qui lui manque peut-être encore malgré quelques initiatives trop isolées, c'est la critique indispensable à toute culture, et, il faut bien le dire, la délicatesse du goût.
Adolphe Dumas y voyait déjà clair et était peut-être le seul parmi les Félibres en ce temps-là.



C'est ainsi que dès le 23 Décembre 1859, il écrivait à Frédéric Mistral :
«Où diable atil [Roumanille] pris cette idée de se faire une Préface de « l'habit ne fait pas le moine ? » et de « ruminer
le Mot final n'est pas un métier de chanoine ? ».

Je n'en ai rien dit à Roumanille... Pour un poète et pour un éditeur catholique, à force de répéter un proverbe, on finit par oublier sa source, c'est plus que du Jansénisme et c'est du protestantisme tout pur et puis Aubanel vient donner dans la relation tous les ordres sacrés, récollets, carmes, etc., qui accompagnent la procession quelle Tour de Babel. Voilà où conduit le besoin de la réclame : à mettre un chapitre de Rabelais à la tête de l'Imitation. l' "avèn pas pensa"(nous n'y avons pas pensé) me direz-vous ; en religion, cela s'appelle des scrupules, en expérience du monde, des convenances, et en littérature du bon goût, etc.

Je voudrais pour beaucoup que vous n'eussiez pas encore baptisé le livre d'Aubanel. La Mióugrano entre-duberto, pour un livre sérieux où il y a de l'amour jusqu'à la mort, est encore un de vos enfantillages. Je vous jure, mon bon ami, que la grenade entr'ouverte est d'une douceur trop étudiée, et d'une pratique de publicité d'un goût passé à l'état de chanson et d'album, et c'est dommage pour Aubanel, qui sur ce que m'en dit Legré, est un Petrarco sérieux qui pleure et souffre plus que Pétrarque n'a souffert et il n'est pas nécessaire de débuter par un défaut de Pétrarque.
Il me semblait qu'à Paris je vous avais dit tout cela et que vous en aviez fini avec les aglan, les aiet et les mióugrano. Il est temps de décliner son nom d'Oreste ou d'Agamemnon; et comme l'a dit Mignet, il faut faire l'homme. Et Lamartine avait déjà dit qu'il a horreur des petits moyens.

Vous allez me trouver sévère, c'est pour votre bien et je le serai davantage, si la mission littéraire qu'on me donne a le [ici un mot illisible] de vous prendre au sérieux comme vous le méritez. Rappelez-vous que même à Paris, il a fallu nous élever jusqu’aux tours de Notre Dame, sans quoi vos amis vous faisaient porter la queue de Jasmin, témoin Pichot que Roumanille fait trôner.

Je vous le disais bien que j'en avais à vous en écrire très long? Tout cela n'empêche pas que l'Almanach ne soit charmant et le livre des Oubreto un charmant livre qui mérite d'avoir une très bonne fortune mais pourquoi être si provincial ? Provençal vous suffit. S'il est encore temps, changez le titre d'Aubanel, et surtout n'écoutez pas Garcin qui veut faire éditer le livre à Paris, ce qui justifierait toutes les sottises que Taillandier vous a dites, que vous écrivez pour li gènt di mas, de la race des Saints Pères.

A cause de la juste acuité de sa critique on peut bien pardonner à Adolphe Dumas d'avoir méconnu la tragique image de ce titre : La Mióugrano entre-duberto. C'est ici qu'éclate, plus encore que la grenade, le danger où se mettaient les Félibres en ne se gardant pas assez de la vulgarité, car enfin nous voyons dans l'esprit critique d'Adolphe Dumas les aulx gâter non seulement les glands mais aussi la grenade que les associations d'idées mythologiques et littéraires auraient dû garder de cette contagion.
Tout le reste sonne juste et si Mistral avait écouté et fait écouter les conseils d'Adolphe Dumas, il aurait évité beaucoup de ridicule au Félibrige.
J'ai dit tout à l'heure qu'Adolphe Dumas était le premier, sinon le seul, à exercer un esprit critique trop absent du Félibrige.
Il est pourtant curieux de voir, dans sa correspondance inédite, recueillie par Léon Teissier, mais pas encore publiée, le poète irlandais Bonaparte Wyse, qui était presque aussi médiocre en poésie provençale qu'en poésie anglaise, formuler de son côté de semblables réserves, restées également sans effet.

Heureusement que, parallèlement à la troisième phase de l'expression littéraire provençale en vers et en prose, les études critiques commencent à paraître, et que le goût s'épure.
J'ai essayé d'être moi-même le précurseur et le continuateur attentif et patient de la critique littéraire provençale, et je ne puis que laisser à d'autres, pour moimême, de l'exposer ; mais l'exégèse littéraire n'est pas seulement une exégèse critique, et de grandes oeuvres telle que L'Homme contre l'Iffitoire, d'André Chamson et Lis Estùdi mistralen, de Charles Mauron, ont fait enfin entrer la culture provençale dans tous les domaines de la pensée universelle.




.

Aucun commentaire: