vendredi 22 juin 2012

SULLY-ANDRÉ PEYRE : CHOSES NUES - (Marsyas N° 381, novembre 1961)

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HOMMAGE À SULLY-ANDRÉ PEYRE
(Marsyas N° 381, novembre 1961)





Texte collecté, transcrit, introduit & anoté
par Yves Gourgaud




CHOSES NUES


[ Sous ce titre, S.-A. Peyre nous livre une étude qui, partant de considérations générales, en arrive à une critique mistralienne qui garde toute sa nouveauté et toute son acuité ; face à l’occitanisme arrogant, Peyre nous donne une formidable leçon d’optimisme dans la destinée (l’Astrado) de la langue et de la culture provençales. Y.G.]

Qui donc a dit : « La culture, c'est ce qui reste quand on a tout oublié » ? Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous quand vous répondez : « Alors, à quoi bon ! ». Mais je comprends que vous soyez choqué par ce qu'il y a de paradoxalement péremptoire dans ce rejet apparent de la culture ou plutôt des éléments indispensables à la culture. Mais il eût été plus clair de dire que la culture c'est ce qui reste quand on dépouille la pédanterie. Beaucoup trop de ceux qui ont fait leurs humanités, et beaucoup trop d'autodidactes, me font penser aux personnes qui s'asseyent sur un banc nouvellement peint et qui se relèvent avec des traces de couleur sur leurs habits. «Peinture fraîche». Cet avertissement que les artisans-peintres apposent sur leurs travaux, devrait être donné aussi par les professeurs et au début de certains ouvrages ; mais je crains qu'il ne passât souvent aussi inaperçu que sur les bancs. Le génie même, au moins dans ses commencements, n'échappe pas toujours à la peinture fraîche, témoin maints passages de Mirèio où Mistral, qui s'était d'instinct reconnu l'écolier d'Homère, tombe dans l'imitation de Virgile et d'Horace.

A l'autre bout, je me souviens d'un illettré qui avait entendu à la Radio une causerie sur Molière de qui il ne savait rien auparavant, et qui le lendemain m'en parla avec enthousiasme, mais comme un initié à un profane. Mais une porte ouverte ne saurait en vouloir à qui croit l'enfoncer. Même un autodidacte peut être «né avec son génie».
Tous les arts se tiennent ; mais, sauf l'art d'écrire, ils peuvent se passer de culture. Je ne connais que très peu d'exemples d'écrivains, de poètes sans culture, chez qui l'inspiration tout instinctive supplée à cette culture absente.



Il y a donc une mesure dans les choses, mais peut-être, tout bien considéré, l'ignorance noire nous irrite davantage que la peinture fraîche. Lorsque la culture n'est guère qu'érudition, voire pédanterie, c'est à dire l'intrusion spectaculaire des maîtres au lieu d’être leur héritage implicite, nous avons tout de même devant nous l'imitation plus ou moins heureuse, plus ou moins féconde de choses souvent essentielles ; mais le manque de culture se manifeste à la fois dans l'essentiel et dans l'accessoire ; malheureusement, le manque de l'accessoire tend, quelquefois, paradoxalement, à se manifester comme une présence essentielle. On dit qu'au XIXe siècle, il y avait dans les imprimeries des protes assez instruits, assez attentifs et assez consciencieux pour corriger les fautes de langue, d'orthographe, de ponctuation, de certains écrivains. (Cela pouvait aussi, parfois, avoir des dangers).

Je me suis souvent demandé si la suppression de la ponctuation par certains poètes, depuis quelques décennies, n'est pas ignorance et négligence, sacrées ensuite art poétique nouveau.

La culture, qui fut d'abord pour les écrivains l'imitation de grands modèles, transcendée par le génie, tend de plus en plus à redevenir invention et choix. On a dit : « sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques » ; mais on peut dire : « faisons des vers nouveaux sur des pensers antiques» ; à condition toutefois que la nouveauté ne tombe pas dans la mode. Ce qui n'est que mode ne dure pas ; mais ce qui est vraiment nouveau devient classique.
Dans ces quelques notes sur la culture, j'ai surtout considéré les écrivains plutôt que les lecteurs, et je me suis borné à marquer en passant l'effet d'une causerie de la Radio consacrée à Molière sur un auditeur ignare ; mais la question n'est-elle pas justement de savoir jusqu'où la culture peut atteindre, pour the happy few, sans risquer de déchoir dans la vulgarisation an usum populi ?

Nous retrouvons ici l'illusion première de Mistral qui croyait en commençant Mirèio ne chanter que pour les pâtres et gens de mas. Et, comme tout se tient, nous retrouvons son erreur aussi longue que sa vie, malgré quelques éclairs trop rares, d'amoindrir et de diminuer l'audience et la diffusion de la langue provençale, en encourageant, à la fois par opportunisme et par incohérence, les innombrables dialectes de la langue d'Oc, langue dont son génie a pourtant fait la langue provençale comme Dante fit la langue italienne.
Au lieu de la notion, déjà étriquée de son temps, de la race latine inutilement transcendée par la vision de l’Empire du Soleil, la Renaissance provençale se fût trouvée beaucoup mieux de s'insérer cent ans plus tôt dans la culture universelle, c'est-à-dire, tout en étant fortement enracinée dans la terre provençale, d'élever de plus en plus la Branche des Oiseaux.

Une culture ne peut vivre sans l'expression d'une langue mais une langue ne peut subsister si elle n'exprime point une culture. Je ne crois pas, malgré des excès qui ont beaucoup plus d'apparence que d'existence, à la décadence de la langue française. Je ne crois pas non plus, malgré l’erreur de Mistral, malgré la confusion dialectale et l'hérésie occitane, à la mort inévitable de la langue provençale, qui est encore à l’état naissant, et au commencement de sa culture.

ERRATUM D’AUTEUR


[pour le Marsyas de Septembre 1961, qu’on peut lire sur Marsyas2 en date du 12 mars 2012]


Deux amis de Marsyas me rappellent, en même temps, que le vers cité dans mon étude Mistral sans fin (Marsyas N° 379 de Septembre 1961, page 2698) :
Le printemps adorable a perdu son odeur
(avec adorable et non pas agréable, et toute son harmonieuse allitération) n'est pas de Moréas, mais de Baudelaire, dans Le goût du néant.

Je les remercie, et je prie mes lecteurs de bien vouloir excuser ce lapsus memoriae. Je crois que la confusion que j'ai faite est due à une ancienne lecture d'un essai critique de Moréas, ou d'une étude sur Moréas, où celui-ci disait préférer agréable à adorable ; mais je ne puis retrouver la référence.

Peut-être l'un de mes lecteurs la connaîtra et voudra bien me l’indiquer.



S.A. Peyre


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