lundi 12 mars 2012

SULLY-ANDRÉ PEYRE : MISTRAL SANS FIN - N° 379 de Marsyas (septembre 1961)

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MISTRAL SANS FIN





texte collecté & mis en forme
par Ive Gourgaud




Ruth Pitter, la plus grande poétesse anglaise vivante, nous a donné ce vers étrange :

…Thy grief is like shrill gnats in lovely eves.


(Ta peine est pareille à d'aigus moucherons dans les soirs adorables).


Par un lapsus oculi (c'est le cas de le dire) j'avais lu d'abord eyes au lieu de eves, soit : « Ta peine est pareille à d'aigus moucherons dans des yeux adorables », ce qui aurait été plus hardi, plus original, mais moins beau. Quant à l'épithète adorable, elle peut paraître bien usée en français, à cause évidemment de l'abus qu'on en a fait ; mais les poètes sont de grands rédempteurs de mots ; nous sommes d’abord choqués de lire dans les Stances de Moréas :

Le printemps agréable a perdu son odeur.

Nous aurions préféré adorable, devant lequel Moréas a peut-être hésité, car, après tout, adorable se rédime mieux qu'agréable. En anglais lovely est encore plus gâté par l'abus que ne l'est adorable en français, et la langue anglaise, qui a pourtant deux verbes to love, et to like, contre le seul verbe français aimer, se sert de l'épithète lovely pour n'importe qui, pour n’importe quoi, exactement comme la langue française de l'adjectif adorable.
Pourtant, l'une des caractéristiques du beau vers est que l'on n'y puisse changer un seul mot ; et l'on ne saurait modifier celui de Ruth Pitter sans en détruire la beauté.
Cette digression nous éloigne-t-elle de Mistral ? Non pas ; car Mistral est poète, et, lorsque nous l'approchons, nous ne pouvons rester indifférents à rien de ce qui touche la poésie. Ne sont-ce pas d'ailleurs les moustiques, moucherons-tigres, qui raniment Mireille après l'insolation, de sorte qu'elle peut se traîner jusqu'à l'église des Saintes pour une mort chrétienne ? On peut le regretter, dit le cynique, devant la désinvolture béate avec laquelle les Saintes Femmes la laissent mourir, l'y encouragent même !
Il ne s'agit point d'une digression, mais de l'introduction d'un reproche. Aussi irritant que l'intrusion d'un moustique dans les yeux est de lire, sur la couverture, dans les éditions de l'oeuvre de Mistral, avec la traduction en regard, le seul titre Mireille en français ! Cela peut paraître une vétille, et la réédition suisse Mirèio (Editions Rencontre, à Lausanne) ne fait que suivre en cela le regrettable exemple des éditeurs français de Mistral. C'est un peu comme si Mireille, fille pauvre d'une langue considérée comme inférieure, n'osait pas avouer son nom provençal. Hugo, que l'on trouve partout où l'on arrive, a proclamé :

La Suisse, dans l'histoire, aura le dernier mot.

En voici une preuve dans le domaine littéraire. La présentation de cette réédition de Mirèio, en belle typographie, sur beau papier, bien reliée, nous comble et nous fait désirer de semblables initiatives pour les autres poèmes de Mistral ; et surtout son vrai chefd'oeuvre Lou Pouèmo dóu Rose (Le Poème du Rhône). Malheureusement, des contrats draconiens donnent à certains éditeurs un monopole de fait, sinon de droit, sur la plus grande partie de l'oeuvre de Mistral, et ces éditeurs semblent ne rien faire pour une plus grande diffusion, mettant ainsi leur boisseau sur sa lumière. C'est sans doute pour cela que Mirèio, dont la diffusion ne connaît pas ces empêchements, a pu être si souvent rééditée en France et à l'étranger, soit dans le texte provençal avec la traduction française, soit traduite en langue étrangère. Peut être aussi le poème de Mirèio doit-il une partie de sa vogue, comme le Faust de Goethe, à la musique de Gounod ? C'est ainsi que, pour trop de lecteurs encore, Mistral est surtout, sinon essentiellement, le poète de Mirèio. Mais l'intérêt de cette édition suisse de Mirèio, s'il s'impose comme une preuve nouvelle de l'accélération de la culture provençale, tout freinée qu'elle soit par l'inertie de certains éditeurs, s'impose aussi par la préface de Louis Bayle. L'expression « sans fin » que Goethe employa le premier, que je sache, en l'appliquant à Shakespeare, et que j'ai reprise pour Hugo et pour Mistral, indique assez que les glossateurs et les exégètes n'achèveront jamais leur travail attentif et fécond.



Certes, sur le Racine mort le Campistron pullule, mais s'il y a longtemps qu'on ne lit plus les piètres imitateurs, on se laisse encore prendre à lire les glossateurs qui pullulent aussi sur Mistral comme sur les autres génies. Pour ce qui est de Mistral, il a eu peut être deux ou trois Zoïles ; mais il a eu surtout des commentateurs de bonne volonté, voire de talent, qui l'ont momifié dans les bandelettes de la tradition, de la convention, du folklore, du régionalisme, et, il faut bien le dire, de Ia politique et de la religion. Louis Bayle se range avec ceux, encore peu nombreux, qui nous restituent Mistral et qui sont Ies collaborateurs du génie, et les servants de sa gloire, comme Ie sont aussi les générations de lecteurs à la fois attentifs et éblouis. Louis Bayle le redit fort bien lui-même :
« Il se peut d'ailleurs que Mistral n'ait pas voulu délibérément charger son poème de tous les sens que nous lui découvrons. Mais que ces sens existent et s'ajoutent à celui, ou à ceux évidents, qu'il lui a sciemment donnés, nous ne pouvons en disconvenir. C'est le propre du génie d'être plus riche qu'il croit l'être ».
Je sais bien que certains marquent encore quelque hésitation, quelque arrière regret, d'origine peut-être séculaire, sur la création de la langue provençale et sur sa graphie. Mais, en réalité, Mistral a transcendé le dialecte rhodanien pour en faire la langue provençale, comme Dante a transcendé le dialecte toscan pour en faire la langue italienne. C'est Pierre Devoluy, l'apôtre paulinien de Mistral, qui nous en donne, dans Mistral et la Rédemption d'une langue (Grasset, Paris 1941) la raison, la cause essentielle, ce que dans la métaphysique provençale on appelle l'Astrado (Ia destinée astrale) :

«Une langue littéraire n'est jamais un compromis entre les divers parlers d'une langue naturelle ; elle est un de ces parlers qui a réussi littérairement. Pourquoi le destin atil voulu que Mistral naquît à Maillane, qu'il eût du génie et qu'il s'en servît pour faire de son parler local un Vulgaire illustre ?
Pourquoi, d'autre part, le hasard ou la Providence a-t-il fait que ce parler fût justement un des plus évolués des parlers d'oc, un des plus dépouillés, des moins archaïques, des plus modernes ? Mystère. Le fait est là ; il faut le constater et en tenir compte. (Il est aussi à noter que le parler d'Arles est un de ceux qui possèdent le plus de nuances de voyelles et qui ont, d'autre part, le plus vocalisé certaines consonnes pour aboutir à des diphtongues. Il en résulte que le vocalisme de ce parler est particulièrement riche ; et nous verrons aux chapitres de la Poétique de Mistral, que cette richesse est d'une importance considérable pour la musique du vers, ou, mieux, son « orchestration verbale »).

Mais en quoi la langue littéraire de Mistral, issue du parler d'Arles, dépouille-t-elle ses frères, comme on le lui reproche parfois, de leur légitime héritage ? Elle leur rend, au contraire, la pleine conscience d'eux-mêmes, leur apporte ses méthodes d’épuration et d'enrichissement. S'ils ont pu sortir de l'ornière des patoisants, c'est à elle seule et à ses méthodes qu'ils le doivent. Elle les arme, en somme, pour le combat littéraire, semble leur dire : Suscitez une autre Mireille et je vous céderai, tout heureuse, la palme de la poésie ».

Quant à la graphie, Mistral explique lui-même ce que lui et ses amis conçurent et réalisèrent (Memòri e Raconte) :

Roumaniho, en legissènt, à la biblioutèco d'Avignoun, li manuscri de Saboly, fuguè frapa dóu bon efèt que fasié nosto lengo ourtougrafiado aqui segound l'engèni naciounau e d'après lis usanço de nòsti vièi Troubadou. Éu vouguè bèn, tout jouine qu’ère, prene moun aveiaire pèr rèndre au prouvençau soun ourtougràfi naturalo ; e, tóuti dous d'acord sus lou plan de reformo, d’aqui, ardimen se partiguè pèr pèumuda. Istintivamen sentian que, pèr l'obro incouneigudo que nous esperavo alin, nous falié’n óutis lóugié e amoula de nòu.

(Roumanille, en lisant à la bibliothèque d’Avignon les manuscrits de Saboly, fut frappé du bon effet que produisait notre langue, orthographiée là selon le génie national et d'après les usages de nos vieux Troubadours. Il voulut bien, si jeune que je fusse, prendre mon sentiment pour rendre au provençal son orthographe naturelle ; et, d'accord tous les deux sur le plan de réforme, on partit hardiment de là pour muer ou changer de peau. Nous sentions instinctivement que, pour l'oeuvre inconnue qui nous attendait au loin, il nous fallait un outil léger, un outil frais émoulu.)

(J'ouvre ici une parenthèse : même si « d'après les usages de nos vieux Troubadours » n'est pas une simple clause de style, tout ce qui suit montre bien que Mistral n'avait que faire de l’orthographe des Troubadours).

La graphie troubadouresque était bien loin d'être unifiée et fixée. Cf. d'ailleurs la graphie de la langue française avant le XVIIe siècle ; graphie française qui devait s'améliorer encore.

Est-il besoin d'ajouter que les langues ne sont pas la création des grammairiens, mais qu'ils n'en sont que les codificateurs. Heureusement, car si les grammairiens présidaient à leur naissance, les langues ne seraient jamais à l'état naissant mais seraient mortnées. Plus encore que dans les premières éditions de Mirèio, peut-être, on peut voir dans les premières années de L’Armana prouvençau, les hésitations inévitables, inhérentes à tout commencement. Mais les langues à la fois les plus évoluées et les plus fixées gardent heureusement de leurs hésitations, ou, pour mieux dire, de leur profusion première, des synonymes, des doublets et même des variantes de graphie, grâce à quoi elles offrent à l'expression des ressources nuancées.
C’est ainsi qu'en français nous écrivons tantôt lys, si nous voulons évoquer des fastes ou du mysticisme, et tantôt lis, si nous voulons exprimer une innocente simplicité. Pourquoi le poète Louis Bayle se laisse-t-il trop subjuguer par le grammairien et semble-t-il oublier de tels prestiges lorsqu'il écrit, par exemple :

En revanche, les problèmes soulevés par l'orthographe proprement dite sont nombreux. Force nous est de constater que Mistral n’a pas apporté à les résoudre toute la rigueur qu'on eût souhaitée; d’une strophe à l'autre le même mot, en positions semblables, est orthographié différemment (bèstio, bèsti par exemple) ; au début du poème, Jèuse est la forme adoptée, mais Jèsu est celle qu'offrent les derniers chants. Les oeuvres postérieures à Mirèio témoignent à cet égard, incontestablement, d'une doctrine mieux établie. Mais Mirèio porte à l'évidence la marque des hésitations que connurent les écrivains au début de leur Renaissance, et s'il est intéressant, pour un historien de la langue, de posséder des textes qui conservent ces hésitations, nous avons pensé qu'une édition destinée au grand public n'avait pas à en faire état : qu'elle gagnerait même à ne les point connaître.

Louis Bayle n'a pas tort de relever de telles hésitations de graphie, mais il s'est produit pour la forme bèsti et pour la forme bèstio, le même phénomène sémantique qui s'est produit, mutatis mutandis en français pour lys et lis ; et il me semble que la langue provençale ne peut que gagner à garder à côté de la forme bèsti comme adjectif la forme bèstio comme substantif. Joseph d'Arbaud a intitulé son chef d’oeuvre en prose : La Bèstio dóu Vacarés, et ce titre serait bien moins évocateur si nous lisions La Bèsti dóu Vacarés.
De toute façon, la sémantique est la vie des langues et c'est cette vie même qui assimile les hésitations, les erreurs, voire les barbarismes (et même les lapsus de plume ou d'impression) et leur donne une incantation à laquelle le génie même, en son temps de néophyte, n'avait pas songé. Dans les premières éditions de Mirèio, à la fin de la strophe mélancolique dans laquelle nous voyons s'éloigner le berger Alàri refusé par Mireille, on lisait ce vers
Estremè soun vasèu e planplan à l’ahour...
Dans les éditions définitives, on lit : « e planplan à l'errour », c'estàdire à l'heure crépusculaire, propice aux erreurs, ahour n'étant qu'un barbarisme populaire, une corruption dans la prononciation. J'ai toujours regretté le repentir puriste de Mistral et le rejet de ce vocable ahour, chargé d'incantation sauvage, et son remplacement par un mot qui est bien plus de raison que d'incantation.
De même, à la forme Jèsu, je préfère la forme Jéuse, avec la tonique sur la pénultième ; celleci a une résonance plus provençale que celle-là.

Mais combien Louis Bayle a raison de blâmer la forme impurement phonétique employée par les premiers félibres : pu (ou pus) au lieu de plus. Même le poète Charloun Rieu, qui composait des chansons populaires, employait la pure forme plus. Je suis donc bien d'accord avec le poète Louis Bayle et je suis persuadé qu'il ne condamne pas, comme le font certains puristes impurs, une abondance de synonymes. Le français a rêve et songe, et chacun de ces mots, avec ses dérivés, nous offre sa signification propre. Or le provençal a non seulement : raive et sounge, mais il a aussi pantai, ce qui porte de la seconde puissance en français à la troisième puissance en provençal la force onirique. Ceci nous amène naturellement à une nouvelle citation de la préface de Louis Bayle :

Tel est, sommairement parcouru, ce grand poème où la pensée et l'art s'accompagnent sans cesse. Mais cet art de Mistral, si sensible à qui peut lire le poème dans le texte, perd malheureusement beaucoup à la traduction. La prose peut, quelquefois même sans grand dommage, passer d'une langue dans l'autre. Il en va autrement de la poésie, où compte, au moins autant que la pensée, le jeu des sonorités et des rythmes, et où le pouvoir incantatoire des mots est proprement intransmissible. Or, le provençal est d'une grande richesse de termes, d'expressions, d'idiotismes souvent sans équivalents en français. Par suite, la traduction, que Mistral a faite lui-même et qu'il a voulue aussi fidèle, aussi littérale que possible, estelle souvent d'une incomparable lourdeur. Jamais traduction n'a été davantage trahison. Que le lecteur français veuille bien en tenir compte dans le jugement qu'il sera amené à porter sur Mireille. Qu'il se représente le provençal, à mi-chemin entre la grâce italienne et la grandeur mâle de l’espagnol, avec ses dominantes en ou et en o, ses voyelles sonores, sa gamme de nasales, ses innombrables diphtongues et triphtongues, son vaste vocabulaire : il entreverra tout ce qui sépare, sur le plan de la beauté formelle essentielle à la poésie, l’original de la version française.

Il a même été dit que l'une des raisons pour lesquelles l'Académie suédoise hésita pendant cinq ans à décerner le prix Nobel à Mistral, fut cette déplorable traduction. On sait bien que Mistral l'a donnée surtout comme une sorte de guide pour initier à la langue provençale le lecteur français. Et peut-être aussi avec l'arrière-pensée de faire éclater la supériorité du provençal sur le français ; mais en fait, il ne réussissait qu'à décourager le lecteur français de s'initier au provençal, dont les beautés étaient ainsi voilées, voire défigurées. Une traduction doit tantôt être littérale et tantôt transposée, pour que l'incantation, c'est à dire la poésie passe d'une langue dans l'autre. Une traduction directe d'une langue dans une autre est, si le traducteur est aussi maladroit que Mistral le fut pour celle de son oeuvre même, une trahison à la première puissance ; elle passe à la seconde puissance si la traduction n'est qu'une traduction de la traduction, ce qui est le cas pour les traducteurs étrangers de Mirèio (sauf, sans doute, les Catalans qui connaissent le provençal, et peut-être quelques professeurs très érudits mais généralement incapables de sentir la poésie et, a fortiori de la transposer) lorsque le traducteur étranger, dis-je, travaille sur la médiocre version française de Mistral ; mais il y a encore une trahison à la troisième puissance : on m'assure que l'on se propose de traduire Mirèio dans une langue orientale, en partant non pas même de la traduction mistralienne, mais d'une des traductions anglaises faites d'après celle-ci (et je ne parle pas des tentatives, malheureusement réalisées, de traductions rythmiques et rimées, dans lesquelles la catastrophe devient cataclysme !)
Laquelle traduction de Mirèio est la meilleure, demandait-on un jour à un mistralien ?
Vous devriez plutôt, répondit-il, demander laquelle est la moins mauvaise.
Il y a de beaux mensonges, qui sont plutôt de beaux songes.



Louis Bayle, par une heureuse initiative, donne à la suite de sa préface des extraits du Quarantième entretien, par lequel Mirèio entra d'emblée dans la gloire. Il a supprimé entre autres choses le passage où Lamartine confond les mûriers et les oliviers. Mais il y a bien d'autres erreurs, qui ne sont plus végétales mais biographiques, et des conseils absurdes : ne plus rien écrire après Mirèio. Oui, mais il y a l'éblouissement d'un coup de lumière ; le salut du génie au génie, le grand cri antique : Tu Marcellus eris, et au delà de Virgile même le salut à l’écolier d'Homère, et quoi de plus émouvant que la vieille gloire de Lamartine proclamant la gloire encore inconnue du jeune Mistral :

Oui, ton poème épique est un chef d’œuvre ; je dirai plus, il n'est pas de l'Occident, il est de l’Orient ; on dirait que, pendant la nuit, une île de l'Archipel, une flottante Délos, s'est détachée de son groupe d'îles grecques ou ioniennes, et qu'elle est venue sans bruit s'annexer au continent de la Provence embaumée, apportant avec elle un de ces chantres divins de la famille des Mélésigènes. Sois le bienvenu parmi les chantres de nos climats ! Tu es d'un autre ciel et d'une autre langue, mais tu as apporté avec toi ton climat, ta langue et ton ciel ! Nous ne te demandons pas d'où tu viens, ni qui tu es :

Tu Marcellus eris !

Lorsque Bayle écrit :

Si, depuis les troubadours, la langue d'oc, divisée, de la Provence à la Gascogne, en quelques grands dialectes, n’a cessé d'être parlée et même écrite, elle s'est toutefois dégradée au point que vers le milieu du XIXe siècle, au moment où Mistral et ses amis entreprennent leur oeuvre de Renaissance, elle est unanimement considérée comme un patois impropre à l'expression des idées. Ceux qui l'emploient, ce sont les paysans et le petit peuple des villes. La bourgeoisie, qui sans doute la connaît encore et l'utilise dans ses rapports avec ce petit peuple, généralement la méprise. Quant aux écrivains qui lui sont fidèles, ils n'ont à quelques exceptions près, ni respect pour elle, ni talent, ni science. Leurs oeuvres ne s'imposent en aucune façon. Elles ont toutefois, à défaut d'autre mérite, celui de prouver que la langue est toujours vivante, et qu'il peut ne pas être vain d'en tenter la restauration.

Il ajoute en note, après avoir parlé des exceptions :

Nous mettrons à part, entre quelques autres, l'Agenais Jasmin, et surtout le Marseillais Gelu, dont le réalisme de bon aloi eut peut-être, sur Zola, alors écolier à Aix, une certaine influence .

Il importe de préciser que si Jasmin et Gelu furent en quelque sorte des précurseurs, l'un avec un don d'élégie et d'épopée, l'autre avec une truculence sociale annonciatrice de La Chanson des gueux de Richepin et de La Pauriho de Valère Bernard, ni l'un ni l'autre ne respectent leur langue. Jasmin écrivait un patois gascon qui confinait souvent au charabia ; et Gelu en dialecte marseillais moins disparate ; mais l'un et l'autre en cacographie. Jasmin avait pour les premiers félibres un mépris un peu jaloux sans doute, et Gelu refusa farouchement leur graphie. Leur incompréhension est condensée dans une préface de leur émule Charles /sic, pour : Antoine/ Bigot, qui affirmait avec une tranquille ignorance :

Je n'ai pas la prétention d'écrire une langue, mais un patois, le patois de ma ville natale, l'idiome de nos travailleurs, avec sa rudesse et son harmonie.

J'ai essayé de noter ce bruit qui s'éteint ce bruit que j'ai entendu autour de mon berceau, qui a séché mes premiers pleurs et provoqué mon premier sourire.
Pour conserver à l'idiome nîmois sa physionomie propre, j'ai écrit, autant que je l'ai pu, comme on prononce, et donné à chaque lettre la valeur qu'elle a dans la langue française. C'est en définitive par ceux qui parlent ou qui peuvent parler le français que je puis être lu, ceux qui ne parlent et ne comprennent que le patois ne sachant pas lire.

Il serait peut-être cruel de commenter une à une ce ramas d'inepties. L'exégèse de Louis Bayle rejoint, complète, nuance ou contredit celles des autres exégètes, qui ont rompu avec les vieux ressassements. Il a compris que (selon Hugo)
Un poète est un monde enfermé dans un homme.
En outre, il fait mourir Mireille sur une plage méditerranéenne. Mais ici, il est vrai, il ne s'agit plus d'une occasionnelle échappée vers des horizons proprement étrangers à l'action : cette plage est un des hauts lieux de Provence. Elle est, sur le plan mystique, ce que sont les Baux, ce second pôle du poème, sur le plan héroïque. La mort chrétienne de Mireille ne pouvait prendre tout son sens que sur cette plage par où le christianisme, selon la tradition, pénétra en Gaule.




Louis Bayle a fort bien vu que le poème n'est pas une histoire d'amour, pas même un pauvre épisode plus ou moins mouvementé comme l'Iliade (l'humble écolier dépasse d'emblée le maître) :

D'emblée ainsi, modifiant la donnée initiale d'une simple passion humaine qui eût suivi son cours capricieux selon les hasards de la vie, le poète introduit dans son oeuvre la notion éminemment tragique de la fatalité. Le poème y gagne en pathétique. Notre tendresse pour Mireille, livrée à ses seules forces humaines et que nous devinons condamnée d'avance, s'accroît. Il y gagne en profondeur. Des faits, en eux-mêmes purement épisodiques, s'éclairent d'un jour nouveau, apparaissent, brusquement essentiels à l'action, inséparables d'elle, liés à sa trame secrète et lourds d'un sens insoupçonné. Ainsi la lutte de Vincent contre Ourrias n'est plus seulement le sursaut généreux de l'amant en face de l'insulteur ; elle devient, dans le solennel enchaînement des puissances supérieures mêlées désormais aux activités humaines, le combat du bien contre le mal, de la lumière contre la nuit. Et elle préfigure ainsi cet autre combat que se livreront, au chant douzième, les forces du ciel et les forces de ce monde – l’amour maternel, l'amour charnel, toutes les pitoyables passions et les attachements terrestres de notre être humain.

Louis Bayle nous a déjà montré, comme nous l'avons marqué un peu plus haut, la collaboration que la postérité de lecteurs apporte au chef d'oeuvre.
Je ne suis pas toujours d'accord avec Louis Bayle dans ses analyses des personnages du poème, de leurs attitudes, de leurs caractères ; mais ce désaccord même, prouve, justement, cette collaboration sans fin.
J'ai déjà eu l'occasion ici même et ailleurs, et comme l'ont fait quelques-uns des derniers exégètes de Mistral, de peser Vincent, et de le trouver léger. Mais je n'ai jamais songé, et je ne crois pas que d'autres l'aient fait, à le présenter comme un Don Juan de village.

Louis Bayle a bien pénétré la pythonisse Taven :

Quant aux femmes, même la mère de Mireille, leur rôle est toujours secondaire. En pouvait-il être autrement dans une société si proche encore de l'antique Rome ? La seule qui paraisse au premier plan est la vieille Taven. Mais estelle femme ? Elle est avant tout la sorcière, la détentrice des hauts secrets, l'intermédiaire entre le visible et l'invisible, la messagère de l'ombre.
Auprès de Taven, les Saintes Femmes sont bien cruellement conventionnelles (quoi de plus cruel que la convention !).

Louis Bayle est peut-être moins heureux quand il écrit :

Tous ces personnages cependant, si effacés soient-ils, ont leur personnalité. Andrélon, l'enfant émerveillé qui parle d'Arles avec les mots de l'amour; Vincenette, la soeur de Vincent, ombre claire et fugitive; Laure, Clémence, les magnanarelles dont les rêves de gloire et d'amour, sont, pour Mistral, l'occasion d'évoquer les fastes de l'histoire provençale. Car ce poème de la Provence serait inachevé si un regard n'était jeté sur le temps des troubadours – dont se réclament les félibres et les cours légendaires d'amour. La difficulté était grande, d'ailleurs, d'introduire ce passé royal dans le présent rustique sans qu'on sentît l’artifice du raccord. Mais l'habileté du poète a été de faire parler des jeunes filles, à l'imagination vive et , par ce biais naturel qui implique en outre que la tradition des plus humbles a conservé le souvenir de cette antiquité poétique, de remonter aux sources du lyrisme provençal et, tout se tenant, de lier à ce lyrisme un chant populaire comme celui de Magali .
Mais si : Mistral, prenant pour truchement de ses émerveillements de provençal, à travers l'espace et le temps, un petit enfant de Camargue ou des magnanarelles, est bien artificiel.

Dans Calendau, il a déjà compris son erreur, et, sans rien laisser perdre du passé, il a recours tantôt à la culture d’Estérelle, voire celle de Calendal, tantôt aux assiettes du festin où les grands faïenciers provençaux ont reproduit les épisodes historiques ou légendaires de la Provence. Mais combien Louis Bayle a raison de mettre à leur place essentielle la chanson du Bayle Suffren et celle de Magali.

Il voit froidement et clairement à travers la religion de Mistral :

Bien des choses seraient encore à dire, par exemple, sur le sentiment religieux de Mistral. Le onzième chant du poème, tout entier consacré aux Saintes Maries que la légende fait débarquer en Camargue avec Lazare et Trophime, interrompt fâcheusement l'action. Est ce parce que cette action approchait de sa fin, qu'il était impossible de prolonger l'agonie de Mireille par quelque accident nouveau, et qu'il fallait cependant trouver la matière d'un chant entier pour que le poème en comptât douze ? Est ce pour une raison plus profonde, de foi sincère et militante ? Quand on connaît la vie du poète, on peut en douter. Estce parce que la religion apparaissait à Mistral, au même titre que les autres traditions qu'il voulait conserver à son peuple, un de ces corsets de fer qui maintiennent droits les hommes ? Si cette raison est la bonne, reconnaissons que ce chant, qu'il a voulu édifiant, reste froid et ne convainc guère.
J'ai déjà indiqué la réaction du cynique contre l'intervention malencontreuse des moustiques... Nous venons aussi de voir la préférence implicite de Bayle pour Taven contre les Sainte Femmes. Je ne dirai peut-être pas avec lui que ce chant est trop édifiant pour convaincre ; mais qu'il est bien fait pour éloigner davantage encore un mécréant de la religion.

Louis Bayle est-il devant la foi en la Provence ce que Mistral était devant la foi chrétienne :

C'est vraiment à une renaissance qu'on assiste et de nos jours, un siècle après Mirèio, ce qu'on a parfois appelé le miracle mistralien continue. De grandes et belles oeuvres ne cessent de paraître, dans cette langue pourtant en péril, plus menacée que jamais par les puissances de nivellement que sont la presse, le cinéma, la radiodiffusion, l'école obligatoire, la caserne, la loi. Incontestablement, chaque jour, le français gagne du terrain. Jamais pourtant il n'y eut en Provence plus d'écrivains de langue provençale qu'aujourd'hui, et surtout si divers : poètes, dramaturges, romanciers, essayistes. Est-ce le chant du cygne ? Ou la chanson d'aube du Troubadour ?
Quoi qu'il en soit de l’avenir inconnu, du destin de la langue, l'oeuvre des poètes du moins est là, portant témoignage. D'Aubanel à d’Arbaud, de Baroncelli à Peyre, elle s'est harmonieusement développée, multipliée.

Pourquoi s'arrête-t- il à moi, au moins dans sa nomenclature ? Mais le contexte prouve qu'il n'a pas oublié les Nouveaux Poètes Provençaux dont je suis au commencement dans l'ordre chronologique. II n'a certainement pas oublié ce demi-siècle depuis l'avènement de Joseph d'Arbaud.

Le miracle de Mirèio continue. Cette réédition de Suisse et la préface de Louis Bayle en sont une preuve de plus.




S-A-P
1961



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