jeudi 12 janvier 2012

S-A Peyre : MARSYAS n° 375 d’avril 1961 (suite) - Ive Gourgaud

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Voici maintenant un ensemble d’articles critiques consacrés entre autres à la « politique provençale », particulièrement à celle du Félibrige : on va lire ou relire des points de vue dont certains pourront paraître, cinquante ans plus tard, d’une brûlante actualité. Avec Sully-André Peyre et l’ école de Marsyas (je pense surtout à C. Mauron, M-F Delavouet et J-C Vianès), nous restons sur les sommets de la critique mistralienne.



Ive Gourgaud


[Les titres et sous-titres sont de S-A Peyre]

PROVENCE
I




Mon Apologie pour le Félibrige, publiée dans Marsyas (N° 257, novembre-décembre 1947) était si objective que les tenants et les détracteurs du Félibrige purent les uns et les autres y puiser des arguments pour leur admiration ou leur dénigrement.
Si je me permets de le rappeler, c'est pour mieux montrer que je ne saurais moi‑même être suspect d'admiration béate ni de dénigrement systématique. Je n'oublie point ce que le Félibrige a eu de tutélaire pour la Renaissance provençale ; mais on voit quelquefois un arbre grandir en portant trop longtemps les marques du tuteur sur son écorce inférieure, même lorsque le tuteur est tombé en pourriture.
Nous voyons depuis quelques années le Félibrige se détériorer de plus en plus rapidement, se laisser aller à la facilité, et même ses jeunes novateurs s’imaginer que des déclarations plus ou moins vagues, des initiatives sporadiques plus ou moins désordonnées, suffisent.
Ils ne comprennent pas même encore lorsqu'ils croient être mistraliens, le Droit de Chef‑d’Oeuvre, puisqu'ils favorisent encore les innombrables et médiocres dialectaux ; et finalement, les dialectaux se laissent noyauter par les occitans, lesquels sont eux‑mêmes noyautés par un parti politique...
Un vieux Félibre écrivait déjà, par une intuition prophétique, dans La Regalido en 1909 : Vaqui aro lou Felibrige tirassa de flour d’alis dins lou petròli.
(Voici maintenant le Félibrige traîner des fleurs de lys dans le pétrole) (1)

C'est ce que nous voyons se réaliser maintenant, par personnes interposées, l’astuce et la mauvaise foi des uns dominant facilement la candeur et la naïveté des autres.
Ironique retour des choses : à ses commencements, le Félibrige était essentiellement royaliste et catholique, et cela malgré le paganisme de Mistral, et son républicanisme de 1848 réprimé par son père. La chose nous est contée avec bonhommie dans Li Memòri, où le vieux François Mistral se montre plutôt persuasif. Mais est‑ce avoir mauvais esprit que de se souvenir de Mirèio, dans la bouche de Mèstre Ramon :

Acoumenço, pichot, de garda toun repau,
Ié vendriéu sènso mistèri,
Que s'à la fin ti refoulèri,
Ve ! fan esmòure lou tempèri,
Sarnipabiéune ! ve ! t'endóutrine em'un pau !

(Commence, petit, par garder ton repos, lui dirais‑je sans détour, car à la fin si tes caprices, vois ! font mouvoir la tempête, sacrebleu ! vois ! je t'endoctrine avec un pieu !)

Quoi qu’il en soit le Félibrige, qui naissait en même temps que le socialisme, ne savait -malgré la grande illusion : Car cantan que pèr vautre, o pastre e gènt di mas (car nous ne chantons que pour vous, ô pâtres et gens des mas)- qu’offrir au peuple des galéjades et des chansons. (Et pourtant Mirèio était bien autre chose. Margaritas ante pecus)
Dans l'une de ces galéjades, un « Monsieur » se promène dans ses propriétés et dit en guise de consolation au journalier qui s’y échine : «Dans l'autre monde les riches seront les ânes des pauvres». Ce à quoi le journalier se borne à répondre avec plus de soumission ironique que de révolte indignée : « Alors, Monsieur, je vous retiens pour le mien ».
Faut‑il donc s'étonner que le Félibrige n'ait jamais conquis vraiment le peuple ? et que celui‑ci ait continué à patoiser, gâchant ainsi de plus en plus la langue provençale et commençant ensuite à gâter la langue française ?
Mais voici que maintenant l'extrême‑gauche prend sa revanche sur l'extrême‑droite et que pour avoir trop marqué le bout de leur nez au pollen des fleurs de lys, les Félibres le plongent maintenant dans le pétrole... Si au moins ce gauchissement favorisait le langage ? Mais il le gâte, en transformant les pauvres dialectes, les indigents patois et la pure langue provençale de Mistral, en une koïné pédante, un esperanto artificiel, un sabir ridicule, censément repris aux Troubadours, comme qui voudrait ramener le Français d'aujourd'hui à celui des Trouvères !
Du « Gay saber » au triste sabir ; et tout cela finalement au profit d'une politique aussi excessive que le conservatisme était insuffisant.
Ainsi donc les Félibres s'éloignaient du peuple par le retard social. Mais les Occitans, dont une grande partie s'en rapproche par le progrès social, s'en éloignent par le pédantisme linguistique.

(1) Dans la phraséologie d'il y a un demi‑siècle, lorsque nous courrions aux portes ou aux fenêtres pour voir passer les premières « voitures sans chevaux » annoncées par le bruit du moteur, le pétrole n’était encore qu'un symbole de révolution. Maintenant, c’est une autre histoire.



II

DU ZÉRO À L’INFINI


On peut dire que la Renaissance provençale a commencé à zéro, dans le coup de lumière de Mirèio.
De la culture troubadouresque -et combien‑surfaite-, que restait‑il à travers les patoiseries dialectales dont les thèmes étaient tantôt empruntés à la poésie française et tantôt rabaissés à la scatologie, à la chansonnette et à la galéjade, ‑ galéjades et chansons étant peut-être le moins mauvais de cette accumulation de résidus ?
Il y eut au XIXe siècle trois petits précurseurs, qui écrivaient comme on l'avait fait avant eux depuis le déclin des troubadours, sinon en patois, tout au plus en dialectes cacographiques : l'avantageux Jasmin, d’Agen, qui avait quelque don élégiaque et épique ; le truculent Gelu qui donna, avant Richepin, une « chanson des gueux » et la fit, avant Valère Bernard, spécifiquement marseillaise ; Bigot, de Nîmes, qui écrivit en français des poèmes ridicules, fort loués par Lamartine et par quelques autres (car Mistral ne fut ni le premier ni le dernier à avoir beaucoup plus le désir d'être agréable que le goût critique) ‑ et une œuvre poétique patoise consistant en effusions plus ou moins sentimentales et en transpositions dans la vie populaire nimoise de quelques‑unes des Fables de La Fontaine. C'est une oeuvre qui ne manque ni de verve ni d'invention, car, on le sait, on peut inventer encore en imitant et en transposant. Son langage populaire, sous une cacographie stupide, ne contient guère de barbarismes, de gallicismes. Il a toujours été plus facile d’écrire selon le génie d'une langue dans les limites des thèmes populaires, et, en conséquence, d'un vocabulaire restreint.
Ces trois précurseurs furent loin d'être des Jean‑Baptiste, et boudèrent hargneusement et sottement la Renaissance provençale.
Mistral a exalté la langue jusqu'à la branche des oiseaux.
Roumanille, petit rimeur, prosateur populaire, a été bien surfait comme écrivain. Mais sait‑on bien tout ce que lui doit, ainsi qu'à Aubanel, par leur bon sens intransigeant, la juste mesure de la langue provençale ? Le génie s'égare quelquefois mais, parce qu'il est le génie, il sait reconnaître la bonne direction. Que servirait l’étoile polaire ou la boussole sans un bon pilote ?
L’oeuvre d’Aubanel pourrait être réduite en un seul volume assez mince. Et, s'il y a une résonance essentiellement personnelle chez Mathieu, on sait bien que son oeuvre poétique a été parachevée, sinon écrite en partie, par Mistral.
Après la double transition de Folco de Baroncelli et d'Alexandre Peyron, la littérature provençale est entrée, avec Joseph d’Arbaud, dans sa seconde phase, et, chronologiquement, avec moi‑même, ‑ qui dois tant à mon jeune maître Alexandre Peyron,- dans sa troisième phase.
La Bèstio dóu Vacarès a été à la prose de Provence ce que Mirèio a été à sa poésie. Depuis, les écrivains et prosateurs de la troisième phase ont achevé d'universaliser la Renaissance Provençale. Je dis achevé car cette Renaissance eût été mort‑née si, dès Mirèio, sous les voiles folkloriques, régionaux et conventionnels qui auraient pu l'étouffer, elle n'eût été déjà animée par l’expression du monde.
Pour changer la métaphore, un arbre doit être solidement enraciné dans l'ombre de la terre mais il ne porte ses feuilles, ses fleurs et ses fruits qu'en pleine lumière.
Seulement, faut‑il que la formule magique du zéro à l'infini soit renversée : de l'infini à zéro, par la persistance particulariste qui s'obstine encore à diviser la langue, consacrée par le Droit de Chef‑d’Oeuvre, en dialectes, voire en patois, d'une part, et, d'autre part, à l'artificialiser, par l'archaïsme pédant et l'offuscation jalouse, ‑ offuscation qui va jusqu'à remplacer le nom glorieux de Provence, lato sensu, comme l'entendait déjà le Moyen‑Age, et comme l'entendent encore les philologues, ‑ par le sobriquet Occitanie qui n'est qu'un barbarisme, et, pour mieux dire, un retour à la barbarie.
On peut dire que devant la splendeur provençale les Félibres sont myopes et les Occitans offusqués ; ce sont, les uns et les autres, de pauvres petits témoins.






III


Nous venons de voir que le Félibrige était dès son origine essentiellement catholique. Quel dommage qu'il n'ait pas été protestant ! En effet, les Félibres ont toujours aimé à protester, et ils continuent. Malheureusement, leurs protestations sont, le plus souvent, injustifiées ou à contre‑sens ; mais elles ne se manifestent jamais quand elles seraient justifiées.
Par exemple : il y a quelque deux ans, quelqu'un qui n'avait sans doute rien de mieux à faire, demanda à la Radio‑Télévision française de prendre Mistral comme thème de l'un de ses concours spectaculaires. La Radio‑Télévision, qui n'en est pas à une bévue près, n'échappa point à la hargne qui sévit dans certains milieux français contre la Renaissance provençale et répondit assez sottement qu'elle ne voyait aucun intérêt à ce thème. D'où une clameur de protestations dans les milieux félibréens et dans la presse méridionale.
Or, il convient de se féliciter de cet ostracisme qui a préservé la Renaissance provençale et la gloire mistralienne des pauvretés radio‑télévisées et d'une compagnie bien mêlée.
Mais, lorsque de grands éditeurs parisiens publient des histoires de la Renaissance occitane (sic) où tout ce qui n'est pas hérésie occitane est systématiquement rabaissé, sinon escamoté, personne, dans le Félibrige, ne proteste.
Nous avons vu sur les murs, pour le Centenaire de Mirèio, une Mireille péjorativement surprenante ; là les protestations étaient plus justifiées, mais ne vaudrait‑il pas mieux réserver l'indignation contre la défiguration de la Langue ?
Je sais bien que l’on veut protéger et promouvoir cette langue par tous les moyens, ‑ mais, là encore, le remède est pire que le mal. J'ai déjà eu l'occasion d'exposer ici le ridicule, l’absurdité de la loi Deixonne (1), cette loi par laquelle le Provençal entre dans l'enseignement officiel par une toute petite porte ; mais au milieu d'une cohue dialectale et patoise, sans parler de certaines soi‑disant « langues » qui n'ont pour elles aucun Droit de Chef‑d'Oeuvre, mais qui ont contre elles des tendances séparatistes avouées ou latentes, ce qui nous ramène de nouveau à l'intrusion politique dont je marquais tout à l'heure la malfaisance.

(1) Marsyas N° 278, Juin 1950, p. 1695 : « La Langue provençale à la Tour de Babel ».



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