vendredi 20 janvier 2012

Yan de Membiole : LA COURONNE ET LES ÉPINES

.


LA COURONNE ET LES ÉPINES

Confession d’un enfant du siècle passé



Elle m’avait à l’œil. Je craignais son regard qui me suivait quand je traversais la chambre à petits pas pour aller chercher quelque jouet et que, tremblant, j’allais me cacher derrière le dossier du lit de campagne en merisier. Elle était belle dans sa robe bleue à parements rouges avec des dorures, belle et fascinante dans son cadre noir. Mais il fallait pour sortir de la chambre affronter de nouveau ce regard qui avait toujours la même expression, surnaturelle et terrifiante. Je ne savais pas ce qu’elle pensait de moi, mais, à me suivre de cette façon insistante, elle m’avait personnellement à l’œil, c’était sûr.

Ils l’appelaient la Sainte-Vierge. Les plus familiers disaient Marie, comme la fille de chez Malégarie, les voisins d’en face, celle qui boitait, la torte. Le fils de notre Marie, lui, je l’avais carrément pris en grippe. Pourtant, je ne l’avais jamais vu. C’était sans doute un plus grand que moi, quoique petit (c’était collé à son nom), un de la grande école, un de ceux qui te pinçaient les fesses en montant l’escalier. Comme eux, il faisait ses coups en douce. « Tu vas voir, si tu n’es pas sage, le petit Jésus va te punir ! ». Et quand je n’étais pas sage, j’étais effectivement puni, de dessert en particulier. Notez, je m’en contre-fichais, je préférais la charcuterie, lou trip e lous cherichous. Le petit Jésus, me récompenser ? Jamais. Pourtant il m’arrivait d’être sage, et même serviable, quand par exemple j’apportais ses chaussons à mon grand-père assis au coin du feu. Plus tard, en lisant les Évangiles, j’ai retrouvé ce petit Jésus, un peu grandi, chevelu et barbu, mais toujours aussi docte et prêt à punir des gens comme moi. Pas forcément des Pharisiens. Il en récompensait d’autres, c’est vrai. Alors, pourquoi pas moi ? C’était pas juste.

Tel fut mon premier contact avec la religion. J’avais alors quatre ou cinq ans.

----------

Quelques années s’écoulèrent. C’était la guerre et j’étais de nouveau en Béarn. J’avais retrouvé ma chambre et la Sainte-Vierge, mais elle ne me faisait plus peur. Pendant mon séjour à Paris, une amie de la famille m’avait traîné au musée avec son neveu, et j’en avais vu d’autres qui m’avaient à l’œil — d’autres Vierges, des à la pomme, des sans la pomme, des rois, de grands et sombres personnages. J’avais vaguement compris que c’était un phénomène d’optique et j’étais prêt pour une autre relation avec ma Vierge des Pyrénées et son fils. Ce fut d’abord à l’occasion du catéchisme.

-----------

Il faut que je dise auparavant quelques mots de la situation religieuse dans la famille et au village. Ma tante, alors célibataire, était plutôt bigote, by God ! Dans sa chambre, il y avait un crucifix noir avec un branchage desséché, des Bernadette en stuc blanc et bleu ciel rapportées de Lourdes, ainsi qu’un grand tableau qui représentait celui que, plus tard, je devais apprendre à appeler le Christ (Christ disait, sans l’article, une cousine de Pau un peu snob — comme s’il faisait partie de la famille !). Christ, donc, une couronne d’épines sur la tête, tenait sa poitrine ouverte et montrait du doigt un cœur sanguinolent. Ça me levait le mien, je trouvais ça vraiment dégoûtant. Au bas du tableau, on lisait, « Agnus dei ». Je ne savais pas que c’était mon premier cours de latin.

Mon grand-père n’était pas du tout bigot, lui. Forcément, il était rad-soc (radical socialiste), comme l’étaient beaucoup d’hommes à l’époque dans nos campagnes. À part quelques très vieux, les hommes, généralement anticléricaux par principe, n’allaient jamais à l’église, sauf pour les enterrements, et encore, ils restaient sous le porche. Mais mon grand-père y allait, c’était même un pilier de l’Église (avec une majuscule pour que ce ne soit pas ambigu, on ne sait jamais). Il avait une très belle voix, c’était le chantre attitré. Il fallait l’entendre là-haut, à la tribune. C’était puissant et beau, j’en étais tout fier. Après la messe, je l’accompagnais au cabaret, chez Alexandrine, où le rejoignaient ses copains. Ils buvaient des chopines et chantaient en chœur jusqu’à l’heure de la soupe. J’avais droit à ma limonade avec de la grenadine. J’aimais bien la messe du dimanche.

----------

Vous croyez que j’ai oublié le catéchisme ? J’y viens. Ce qu’à la ville on appelait pompeusement « éducation religieuse » avait lieu le jeudi matin. On y allait tous, petits et grands, filles et garçons. On aimait bien ça, le catéchisme. Il faut dire que Moussu Curè, grand, gros et vieux, du moins à nos yeux, était un personnage haut en couleur, selon le cliché, en dépit de son éternelle soutane râpée, d’un noir douteux, tirant sur le gris et le marron. Clémence, sa gouvernante, aussi corpulente que lui, était sans doute un peu négligente. Elle n’était pas aussi vaillante que la Mère Denis, la grosse dame de la pub.
Badi-Camî, qu’il s’appelait Moussu Curè (gasconisme non corrigé). Il buvait. Les jeudis à dix heures, il arrivait souvent éméché au catéchisme. C’était un rescapé de la « grande guerre », il buvait sans doute pour oublier, faut comprendre. Nous avons beaucoup plus appris sur cette guerre, sur les différentes campagnes et la vie dans les tranchées que sur l’histoire sainte — une histoire qui se passait loin, très loin là-bas, dans des pays chauds où il ne pleuvait pas, où il n’y avait pas d’arbres, pas de palombes, une histoire aussi peu réelle pour nous que les contes des Mille et une Nuits. Marie, Joseph, la crèche et le petit Jésus avaient autant de réalité — en tout cas la même — que Haroun ar-Rachid. C’était finalement une bonne initiation à la fiction que ce contraste entre les deux types de récits, cette distinction implicite entre le réel et l’imaginaire. La force de l’imaginaire, le réel du possible, c’était ça, l’Histoire Sainte. Mais le réel tout court, c’étaient les histoires de guerre vécues, authentifiées, documentées, racontées par un des protagonistes. C’étaient les taxis de la Marne, le canon de 75, la meurtrière bataille de la Somme, celle, catastrophique, du Chemin des Dames et celle de Verdun. Et les millions de morts. Nous avions opté pour cette histoire-là au détriment de l’autre, la sainte. Cela nous passionnait, surtout nous les garçons. On en redemandait. Nous étions mûrs pour la lecture de Céline. Bien des années après, avec le Voyage au bout de la nuit, j’ai revécu ces lointaines heures d’éducation si peu religieuse, au sens étroit du terme, mais d’autant plus instructive qu’au cours de ma scolarité, on ne nous a jamais parlé de la guerre de 1914-1918. Donc, merci, Moussu Curè.
Il y avait, bien entendu un petit livre avec des questions et des réponses qu’il fallait apprendre par cœur, les dix commandements et tout le reste. Au début de chaque séance, Badi-Camî nous interrogeait, pour la forme. Personne n’avait appris, sauf les filles. « Antoine ! ». Antoine se levait. « Le quatrième commandement ?». Antoine balbutiait. Pey de Bignau soufflait. Antoine : « Ton père et (à voix basse : quoi ?)… ta mère euh heuno-re-ras… honoreras ». Charles : « Mais Moussu Curè, sa mère est morte. Et “honorer”, c’est comment au juste ? » Rires. Une baffe pour Charles. Mais la question n’était pas stupide. Il n’y fut jamais répondu. Honorer une femme, alors, c’est un péché ? Ça dépend de laquelle.
Les « impuretés » et le « désir impur volontaire » faisaient ricaner, même les filles. Nous, les plus petits, nous ne savions pas ce que c’était que la pureté et l’impureté (on savait ce qu’était l’« onde pure », grâce au Loup et l’Agneau), mais de voir les grands serrer les filles qui gloussaient, ça finissait par nous donner des idées d’impureté volontaire. Mais si, après tout, c’était involontaire ? Si c’était plus fort qu’eux, plus fort que moi, « beyond my control » comme dit John Malkovitch en Valmont dans le film Les liaisons dangereuses ? Voilà ! Il suffisait de dire que ce que nous avions fait était “involontaire” pour que ce ne soit plus un péché. Où l’on voit que la confession affûte l’intelligence.
Quand on a eu été suffisamment éduqués, et qu’on a eu les idées un peu plus claires, on nous a fait faire la communion « privée ».

----------

De la cérémonie elle-même, je n’ai aucun souvenir. En revanche, je me souviens très bien de l’épreuve préliminaire : aller à confesse pour pouvoir communier. La première fois a été l’oral le plus éprouvant que j’aie jamais passé, pire que ma soutenance de thèse, qui a pourtant duré plus de six heures. Mais là, au moins, je savais quoi dire, j’avais même du répondant. À confesse, j’étais sec, et en plus, le cœur battant. « Bénissez-moi mon père parce que j’ai péché. J’ai péché par parole, par pensée, par action, par omission ». Ça commençait comme ça. Après, tu devais te débrouiller avec tes péchés, les décliner dans le désordre que tu choisissais, au besoin les détailler. Par « parole » et par « action », je comprenais plus ou moins. Quand tu disais hillh de pute, double ban ou perdiu, tu jurais, c’était un péché par parole. Bien. Mais tous les hommes juraient une phrase sur deux, c’était culturel. C’était un péché, la culture ? Alors, c’était un péché collectif. C’était la collectivité qu’il fallait punir. Déjà à l’époque, je ne comprenais pas trop cette condamnation. Pourquoi c’est un péché, les gros mots ?
Enfin fallait bien déclarer quelque chose. Vous vous imaginez arriver au confessionnal et balancer dans une oreille collée à la claie : « Rien à déclarer ». Et vous croyez qu’on vous aurait donné l’absolution ? Par « action » je comprenais aussi, quoique vaguement. Par exemple, de temps en temps, je piquais un cigare à mon grand-père. C’était une mauvaise action, je sais, mais je partageais avec les copains, ça, c’était une bonne action et, en plus, ça me rendait populaire. C’était un péché, ça ?

Et pécher par « pensée » ? À neuf ans, je pensais aux héros de mes lectures, Vercingétorix, le capitaine Grant, Quentin Durward, David Copperfield. J’avoue que j’y pensais plus qu’à la Vierge ou à Bernadette Soubirous. C’était peut-être bien un péché, après tout. Un peu plus tard, c’est vrai que j’ai pensé aux jolis petits seins de Josette, ma voisine, avec qui je gardais les oies. Je les avais même caressés, ses petits seins mignons. C’était un péché ? On nous avait pourtant dit « Aimez-vous les uns les autres ». On s’aimait et j’aimais particulièrement sa poitrine naissante. Alors fallait savoir ce qu’on voulait, aimer ou pas s’aimer. Je trouvais déjà ce discours incohérent. Et pécher « par omission » : aucun de nous à l’époque, ne savait exactement ce que ça voulait dire. Nous aurions pu demander, mais nous ne voulions pas qu’on nous réponde « c’est étudié pour », ou quelque chose du genre.
Nous nous sommes donc confessés pendant des années jusqu’à la communion solennelle. Nous étions assis sur un banc en rang d’oignons, attendant notre tour. C’est celui qui sortait du confessionnal qui appelait le suivant. Nous discutions de ce que nous allions dire. C’était toujours un peu les mêmes péchés, mais nous ne voulions pas que ce soit dans le même ordre. Il fallait absolument déclarer quelque chose. Souvent on inventait, sinon, il nous posait des questions, et ça pouvait devenir très embarrassant. Un jour, j’étais encore jeune, il me demande « Est-ce que tu t’es touché ? ». J’ai été pris de court, je ne voyais pas au juste ce qu’il voulait dire, je pensais qu’il cherchait à savoir si j’avais triché dans quelque jeu, comme à chat perché, où il fallait toucher un adversaire. Alors j’ai bêtement répondu : « Non, c’est pas moi, c’est Charles qui m’a touché ». Charles était l’impertinent de service et le boute-en-train. Il voulait devenir chanteur d’opéra, mais il a fini par vendre des machines agricoles. Badi-Camî ne l’aimait pas trop. J’ai eu mon absolution sans problème, j’allais dire avec les félicitations du jury, moyennant deux Pater et un Ave. « Fais venir Charles ! ». Et Charles a passé un mauvais quart d’heure.
Pourtant, nous avons fini par bien aimer aller à confesse. C’était un bon plan. Comme nous étions forcés d’inventer des péchés pour renouveler notre stock de fautes, ça nous donnait des idées d’infractions de plus en plus graves, que nous commettions effectivement, tant qu’à faire, puisque dans sa grande bonté, Dieu nous pardonnait. Par exemple, on caressait les filles dans les tas de foin. On les déshabillait, elles protestaient pour la forme, mais elles aimaient bien ça et nous caressaient en retour. À confesse, il suffisait de déclarer nos turpitudes sans donner le nom des partenaires. Il voulait pourtant savoir, Badi-Camî. On résistait. Il nous engueulait un bon coup, mais nous donnait quand même l’absolution, avec un gros paquet de Pater et d’Ave. S’il nous l’avait refusée, ça se serait su et le parti anticlérical aurait fait du foin (rapprochement voulu avec ci-dessus). On récitait Pater et Ave à toute allure, sans penser à ce qu’on disait. C’était tout bénèf. C’est ainsi que nous devons notre éducation sexuelle précoce à la confession. En plus, la confession nous a appris la résistance. Mercé hère, Moussu Curè.

---------

Et puis le grand jour est arrivé— la communion « solennelle ». C’était en mai 1945, le mois de Marie, le mois le plus beau, juste après la fin de la guerre. Il y a eu ce qu’on appelle une « retraite » de deux semaines. « Prends ma couronne, je te la donne, au ciel n’est-ce pas, tu me la rendras ». Franchement, ce fut grand et beau. Il a fallu répéter, comme au théâtre, une vraie mise en scène. Nous montions les marches de l’autel par équipe de deux. Mon co-équipier était Pèy de Bignau, un garçon timide et réservé, qui pouffait de rire pour un oui et pour un non. On montait quelques marches, on s’arrêtait et, bien droits, avant de parvenir jusqu’à l’autel, on devait dire : « Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres ». À chaque répétition, Pèy se mettait à pouffer. J’éclatais. En bas, les copains se tenaient les côtes. Badi-Camî était furieux. Mais personne ne nous avait dit ce qu’étaient les « œuvres » de Satan, encore moins ses « pompes ».
La dernière semaine on nous confia à un jeune ecclésiastique. Il était grand, il était beau tout vêtu de blanc. On aurait dit un légionnaire. Et il parlait bien, un peu pointu. Les filles en étaient amoureuses et, nous les gars, un peu jaloux, nous étions quand même sous le charme. On le voyait tous les jours. Il nous racontait des histoires merveilleuses. Le Christ était parmi nous. Tout le monde a fait sa petite crise de mysticisme, tous sauf Charles, toujours rigolard et cynique.
Enfin, le dernier dimanche, ce fut l’apothéose. Dans l’église toute fleurie, Badi-Camî était à l’harmonium qu’on avait placé près de l’autel, le jeune prêtre officiait. Nous montâmes les marches sans pouffer. Nous fûmes solennellement communiés dans nos magnifiques costumes d’un jour et nous descendîmes lentement la nef, deux par deux, entre deux rangées de femmes qui, debout, reconnaissaient les leurs et faisaient à voix chuchotée des commentaires critiques sur ceux des autres. « E spie aquéste ! O, as bist la raube ? Toutû !». À l’orgue, Badi-Camî avait attaqué le célèbre Tantum ergo. Tout le monde reprenait en chœur, à plein poumons. Les vitraux vibraient. En haut, la voix de mon grand-père dominait.

Tantum ergo sacramentum /
Veneremur cernui /
Et antiquum documentum /
Novo cedat ritui…Amen.

Grandiose. Et c’est avec ce viatique, moins léger qu’on ne pourrait penser, que nous nous sommes séparés, et que chacun pour soi, nous sommes partis dans le tourbillon de la vie.


Yan de Membiole

Aucun commentaire: