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par Ive Gourgaud
par Ive Gourgaud
Dans sa critique provençaliste, SA Peyre nous fait découvrir un aspect peu connu de sa personnalité : il s’intéresse à la lexicographie et développe un projet de Dictionnaire provençal. Mais il va d’abord régler quelques comptes avec la critique occitaniste :
PROVENCE
1 des troubadours aux occitans
1 des troubadours aux occitans
De 1953 à 1961, trois éditeurs et deux compilateurs, qu'il ne serait pas charitable de nommer, ont commis le péché impardonnable, le péché contre l'esprit. II s'agit de la Provence.
L'histoire de la culture provençale n'a pas encore été écrite et le tableau de sa poésie (sans parler de sa prose) n'a pas encore été présenté, car on ne saurait prendre en considération quelques compilations sommaires, naïves, insuffisantes ou de mauvaise foi.
Les deux histoires et l'anthologie auxquelles je viens de faire allusion doivent être classées sans hésitation dans la catégorie de l'insuffisance et de la mauvaise foi.
Une nomenclature, un pêle‑mêle de noms de dialectaux patoisants, sans citations, ne prouvent pas qu'il n'y a point de solution de continuité entre les Troubadours et Mistral.
Quelques jugements grossiers, s'ils ne sont pas des ignorances, ne peuvent être que des tromperies.
Enfin, je ne vois pas pourquoi l'on s'obstine à substituer au nom rayonnant de Provence, un sobriquet qui n'est qu'un barbarisme. Est‑ce que l'on dit Oïlerie pour dire France ?
Pour dissiper toute équivoque : l'expression de langue d'oc n'a plus de raison d'être, depuis que Mistral a fait le Provençal, comme Dante a fait l'italien. Est‑ce qu'on dit : Langue d'oïl ? On dit : langue française. Les dénominations oïl, oc, restent dans le domaine de l'érudition, où elles sont nécessaires. Elles disparaissent du domaine de la culture.
Quant aux Troubadours, «il est des morts qu'il faut qu'on tue», lorsque les thuriféraires fanatiques jouent aux thaumaturges attardés. Les érudits de bonne foi et les lecteurs cultivés sont d'accord pour reconnaître que la littérature troubadouresque était déjà mourante lorsque la croisade contre les Albigeois lui donna le coup de grâce. (Cf. Joseph Anglade, passim).
On s'est efforcé de relever leur fond plutôt plat, en insistant sur leur habileté prosodique, qui a été surfaite et dont il reste peu de chose.
Quant au trobar clus, il a été surfait aussi et consiste surtout en jonglerie de mots dans les ténèbres. Reste « l'amour courtois ». Mais on trouve chez les Troubadours une part égale d'amour fastidieusement courtois et de grossièreté et de brutalité envers les femmes. Si l'on met les admirateurs des Troubadours au pied de ce mur plat, ils répondent que c'est surtout la musique dont les Troubadours accompagnaient leurs poèmes qui était belle !
Voilà donc la poésie des Troubadours réduite au libretto. En effet : « Ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante ».
De sorte que le mieux que l'on puisse accorder aux troubadours, c'est qu'ils ont agi comme ces catalyseurs, qui n'ont pas de valeur intrinsèque mais sans la présence desquels certaines combinaisons ne pourraient pas se produire. Ne vient-on pas de s'apercevoir, aussi, dans l'invention des transistors, que le résultat est obtenu par l'introduction d'impuretés dans les récepteurs ?
Mais je crois avoir traité amplement la question dans le chapitre : A la recherche des troubadours de mon ouvrage La Branche des Oiseaux (Editions Marsyas, 1948) où pour la première fois la question de la langue provençale est posée sans équivoque, et qui, paru en 1948, n'a pas encore été réfuté, car des injures ne sont pas des réfutations.
Quant à la série de dialectaux plus ou moins patoisants, je ne puis que référer le lecteur à l'examen objectif que fait de leurs oeuvres (des moins mauvaises aux pires) Pierre Devoluy, dans Mistral et la Rédemption d'une langue (Editions Grasset, Paris, 1941).
Enfin, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il est bouffon de voir, dans « la table méthodique » (sic) de l'anthologie, ce que le compilateur appelle la troisième période s'ouvrir par Fabre d’Olivet, Mistral étant lui‑même placé seulement au début du second tiers de cette troisième période...
C'est d'emblée la méconnaissance grossière, sinon la négation systématique, de la création de la langue provençale par Mistral.
Il était déjà regrettable que les deux compilateurs aient commis dans leurs «histoires», - dont la seconde n'est d'ailleurs qu'un démarquage de la première, mais avec certaines aggravations ‑, de telles accumulations confuses, de tels escamotages qui paraissent systématiques, de tels gauchissements ou manques de droiture ; mais la chose devient plus indéfendable encore dans une anthologie (dont le responsable est le second compilateur).
Si nous admettons un moment qu'une anthologie peut n'être qu'un échantillonnage, encore faudrait‑il que cet échantillonnage soit complet, et suffisamment classé pour en marquer le disparate, ‑ dans le cas qui nous occupe, ‑ entre le violon, la mandore et le mirliton ; ce serait là un minimum d'honnêteté. Je sais bien que cette anthologie s'arrête aux morts (à l'exception d'un seul vivant, très âgé) ; mais encore il y a dans cette vallée de Josaphat trop de présents médiocres et trop d'absents de valeur.
On a donc l'impression d'un pêle‑mêle à la fois abondant et restreint et d'un choix fait à la pelle.
Même les véritables poètes sont généralement représentés par ce qu'ils ont écrit de moins original, de moins significatif et de moins beau. On dirait que le compilateur a procédé par moindre effort ou par insuffisance de documentation, ‑ pour ne pas pousser les choses au pire.
Le même manque d'information, la même absence de hiérarchie dans le choix des poètes et de leurs oeuvres, le même bâclage, se retrouvent dans les notices sommaires qui accompagnent chaque poète (ou rimailleur) car on y voit beaucoup plus de notes biographiques, allant quelquefois jusqu'à la flagornerie, que de jugements littéraires nuancés.
Mais l'on a bien voulu me dire, d'une façon gentiment paternaliste, que cette anthologie est très représentative, et que l’on en a exclu les poètes vivants parce que sinon le choix aurait été quasi impossible, et qu'enfin, les choses sont vues beaucoup plus lucidement à Paris qu'en Provence !
Il n'empêche que la meilleure anthologie des Poètes Provençaux d'Aujourd'hui, qui ne comprend justement que des vivants, a été publiée en 1956, à Aix‑en‑Provence (Editions du Groupement d’Etudes Provençales).
Celle qui vient d'être publiée à Paris, qui rassemble, et bien mal, les membres épars et plus ou moins estropiés des poètes morts, et qui est en outre amputée des poètes vivants, ne peut donner aux lecteurs non initiés qu'une idée incomplète, fausse et dérisoire, de la poésie provençale dans la continuité toujours renouvelée du miracle de Mirèio.
Note d’Y.G. : Quels sont ces trois ouvrages et ces deux auteurs « qu’il ne serait pas charitable de nommer » ? D’après nous, il s’agit de Charles Camproux, auteur d’une Histoire de la Littérature Occitane (Payot, Paris 1953) et d’André Berry, auteur d’une Anthologie de la Poésie Occitane (Stock, Paris 1961) et du chapitre « Les littératures du domaine d’oc » dans la prestigieuse collection de La Pléiade (Gallimard, Paris 1959).
2. PROJET D'UN DICTIONNAIRE PROVENÇAL
Mistral a reçu sur la tête quelques pavés d'ours. L'un des plus lourds a été celui de Camille Jullian, comparant Mistral, fervent et patient compilateur du dictionnaire provençal : Lou Tresor dóu Felibrige, à Littré. Il avait, certes, la ferveur et la patience de Littré, mais il n'en avait ni la méthode ni la compétence. Littré n'était pas un grand poète, mais il était un grand philologue. Le dictionnaire de Mistral, si utile, si indispensable qu'il soit, n'est qu'un fourre‑tout, un capharnaüm, une chose à refaire, à compléter, à mettre en ordre. Mistral était aussi incapable de mener à bien un dictionnaire que d’organiser le Félibrige. Il n'était qu'un créateur sémantique ; il n'avait que son génie. De même Dante, créateur de la langue italienne, fait montre dans ses considérations linguistiques de beaucoup plus d'ignorance que de savoir.
Il convient de relire attentivement la préface du Dictionnaire de la langue française de Littré, car elle me paraît donner d'une façon parfaite le plan d'un dictionnaire, son but, ses règles, ses raisons.
Voici ce que dit Littré sur l'usage courant, et l'historique, de la langue :
« Pendant que, dans l'article consacré à l'usage présent, les acceptions sont rigoureusement classées d'après l'ordre logique, c'est‑à‑dire en commençant par le sens propre, et en allant aux sens de plus en plus détournés, ici (dans la partie historique ) tout est rangé dans l'ordre chronologique. » (Préface, p. XXI).
Mais, alors que pour le français Littré arrête l'ordre historique au XVIe siècle, il convient pour le provençal de prolonger l'ordre historique jusques et y compris les prédécesseurs de Mistral, qui a fixé la langue provençale moderne, ‑ sans préjudice, cela va sans dire, de l'évolution naturelle de toute langue vivante.
Ainsi donc, pour la partie moderne, il convient de donner le sens propre, puis les significations détournées et figurées en citant, à côté des locutions courantes et des proverbes dans leur forme actuelle, les exemples littéraires, depuis Mistral, Roumanille, Mathieu, Aubanel, etc., jusqu'à Joseph d'Arbaud et aux poètes et prosateurs d'aujourd'hui.
Les citations pour la partie historique devraient commencer à la paraphrase de Boèce en continuant avec les Troubadours, les dialectaux, les patoisants, les provençalisants, etc., (dont les derniers seraient Jasmin, Gelu et Bigot) ; pour la prose voir en outre les documents communaux, les papiers de notaires, les livres de raison, etc.
Dépouiller systématiquement les dictionnaires qui existent déjà, non pas seulement lou Tresor de Mistral, et le Pichot Tresor de Xavier de Fourvières, mais aussi les dictionnaires d'Honnorat, Boissier de Sauvages, etc.
Ce nouveau dictionnaire, les conditions de la langue étant ce qu'elles sont, doit s'étendre aussi dans l'espace et recueillir tous les vocables dans les dialectes, sous‑dialectes et patois, lorsque ces vocables sont capables d'enrichir la langue, en leur donnant la morphologie provençale, mais en indiquant aussi la forme, ou, plutôt, la corruption dialectale ou patoise. Une bonne partie de ces formes aurait naturellement sa place dans l’historique. Eviter de surcharger la rubrique de chaque mot des formes dialectales ou gâtées, comme l'a fait Mistral dans lou Tresor dóu Felibrige.
L'en‑tête de chaque mot doit donner seulement ce mot sous sa forme provençale (c'est‑à‑dire mistralienne) pure ; tenir compte pourtant de l'évolution normale d'une langue vivante, même lorsque cette évolution consacre ce qui n'était au début qu’un barbarisme (les philologues savent que de pareils exemples ne manquent pas dans les langages cultivés).
Ce dictionnaire doit donc être un inventaire complet de toute la langue d’oc, en [r]apportant tous les éléments de cette langue à sa forme accomplie c'est‑à‑dire au provençal de Mistral.
Un tel dictionnaire doit‑il être bilingue (provençal‑français) ?
Il semblerait que non, pour bien marquer que l'oeuvre n'est pas faite, plus ou moins, en fonction du français, mais se suffit à elle‑même.
Il conviendrait pourtant d'indiquer (à la fin de chaque article comme le fait Littré, et non pas au commencement comme le fait Mistral, et avec des bases philologiques plus solides) l'étymologie latino‑romane et les vocables semblables des autres langues soeurs : français, italien, catalan, espagnol, portugais, valaque (si le valaque ne s'est pas trop slavisé) ; il conviendrait aussi, pour les mots tirés du grec, de l'hébreu et des autres langues du monde, de donner les mots grecs, hébreux ou étrangers correspondants.
De même, lorsque une langue qui n'est point latino‑romane possède des mots du même prototype que les mots provençaux, étant tirés du même fond, donner ces mots, par exemple les mots anglais : remembrance, capricious, etc., qui sont les mêmes que les mots provençaux, et s'écrivent de la même façon ou presque.
Ce dictionnaire n'étant pas bilingue, il conviendrait de bien soigner la définition des mots, tout en les illustrant, dans l'ordre indiqué ci‑dessus, par d'abondantes citations.
Tout le dictionnaire serait donc rédigé en provençal, définitions comprises, et l'on peut mesurer quelle maîtrise de la langue acquerrait lui‑même celui qui composerait un tel dictionnaire.
Dans une préface, préciser le but et le plan de l'ouvrage, incorporer dans cette préface un traité sommaire d'orthographe, selon celui de Jules Ronjat, les principes essentiels de grammaire et de syntaxe (à rappeler aussi, chaque fois que cela est nécessaire, dans le corps du dictionnaire) et, enfin, la discrimination entre : patois, dialectes et langue.
Dans mon Essai sur Frédéric Mistral (Seghers, Paris 1959) j'ai écrit :
« En 1907, Mistral refusa, malgré les implorations de Pierre Devoluy, de se montrer à la tête des manifestations vinicoles du Languedoc, suscitées par d'absurdes raisons économiques, e qui ne tardèrent pas à dégénérer en arrivisme politique. Sagesse de Mistral ».
Un lecteur d'Argelliers (le village de Marcelin Albert) vient de m'écrire pour me reprocher courtoisement de méconnaître la misère des viticulteurs dans les premières années du siècle.
Je dois d'abord dire à mon correspondant que dans le journal provençal La Regalido, que nous publions en 1909, Alari Sivanet (pseudonyme d'Elie Vianès) et moi, nous avions donné dans l'enthousiasme de nos dix‑huit ans, une traduction provençale des Mémoires de Marcelin Albert, dont l'original avait paru dans le journal silloniste l’Eveil démocratique, de Marc Sangnier.
Voici le début du premier chapitre (je retraduis du provençal en français, n'ayant plus l'original sous les yeux) :
« De 1900 à 1907, traité d'illuminé et de fou, j'essayai, malgré les intrigues politiciennes, d'ouvrir les yeux de mes frère sur la détresse du Midi viticole. C'est en 1900 que je commençai de prendre une part très active aux mouvements de défense viticole dont je suis le promoteur. L'année avait été mauvaise, elle s'était douloureusement signalée par une mévente extraordinaire. D'autre part, la loi sur le privilège des bouilleurs de cru était abrogée au même moment. Or, les vignerons n'avaient qu'un moyen d'échapper à la misère qui Ies guettait : faire ce qui s'était déjà fait en l'année 1875, désastreuse aussi : distiller la moitié de la récolte et vendre le reste à 12 frs l'hecto. Mais avec la suppression des privilèges des bouilleurs, la chose était impossible. Paris fabriqua d'ailleurs en 1900 deux fois plus de vin qu'il n'était nécessaire. /.../ C'est ainsi que nous arrivâmes à l'année 1903, au commencement de laquelle, le 23 Janvier exactement, fut votée la Ioi véritablement criminelle qui permettait le sucrage des vins. /…/ Beaucoup de propriétaires, hélas, profitant de la nouvelle loi, « sucraient leurs vins ». D'un autre côté, les vins d'Italie et d’Espagne pénétraient frauduleusement en France. De telle sorte que cette loi sur le sucrage, que d'aucuns avaient d'abord proclamée avantageuse pour tout le monde, devait bientôt nous ruiner tous».
C'est ainsi que Marcelin Albert lui‑même glisse légèrement sur la généralisation des vins de sucre.
Marcelin Albert était d'ailleurs un homme de bonne foi, comme le déclare Edmond Lagarde dans La Prochaine révolution (épilogue des événements du Midi) (Henri Jouve, Paris, circa 1908) :
« On sait qu'il s'était rendu à Paris pour y voir le président du Conseil. On lui a fort reproché cette démarche, non pas pour suspecter sa loyauté qu'il serait douloureux de mettre en doute, mais en raison de son tempérament peu diplomatique »
(D'où on pourrait inférer sinueusement que bonne foi et diplomatie ne vont pas toujours ensemble !).
En fait, que se passe‑t‑il au début du siècle ?
A l'abri de la loi « permettant » le sucrage des vins, la plupart des viticulteurs se mirent à fabriquer du vin de sucre, et créèrent ainsi une surproduction artificielle qui fit tomber le prix à une moyenne de cinq francs l'hectolitre, pour un prix de revient d'environ 12 francs. Dans le village du Gard où je passais mes vacances, je voyais, en Septembre, des charrettes des propriétaires revenir de la gare avec des chargements de pains de sucre, dans l'emballage alors classique de papier bleu. Il n'y avait qu'une seule propriété dans le village où l'on ne fabriquait pas de vin de sucre, non pas par sagesse économique mais parce que le père était trop vieux et le fils trop indolent.
Plus tard, un courtier du même village me contait comment, voyant un jour défiler devant sa porte les propriétaires qui allaient prendre le train pour manifester dans une des grandes villes du Languedoc, il les avait injuriés en leur demandant s'ils n'avaient pas honte d'aller se plaindre contre le Gouvernement pour le mal qu'ils s'étaient fait eux‑mêmes par lucre irréfléchi.
Quant à la politique, Marcelin Albert (qui faillit à son retour de Paris être pendu par la foule à l'un des platanes de son village) en avait bien vu le danger, et il écrit dans le premier chapitre de ses Mémoires : « Périsse la vigne, pourvu que la politique soit sauve. C'était là le cri des politiciens ».
On attribue au baron Louis, Ministre des Finances sous la Restauration, cette parole : « Faites‑nous de bonne politique, et je vous ferai de bonnes finances ».
Comme presque toutes les formules célèbres, celle‑ci pourrait être retournée sans cesser d'être vraie en apparence : « Faites-nous de bonnes finances et je vous ferai de bonne politique ». D'ailleurs, n'appelle‑t‑on pas bizarrement économie politique « la science qui traite de la production, de la distribution et de la consommation des richesses » (selon la définition de Littré) ?
En fait, cette expression « économie politique » rappelle l'hircocerf de la vieille scholastique. Puis‑je citer ici un Intermède (paru dans Marsyas, N° 168, de Décembre 1934) ?
« ‑ Y a‑t‑il quelque chose à manger ?
‑ Oui.
‑ Mangera‑t‑on ?
‑ Non.
‑ Pourquoi ?
‑ Faute d'argent pour acheter de quoi manger.
‑ Pourquoi l'argent manque‑t‑il ?
‑ Parce qu'il n'y a pas de travail.
‑ Pourquoi n'y a‑t‑il pas de travail ?
‑ Parce que la production est trop abondante.
‑ On ne mangera donc pas parce qu'il y a trop à manger ?
‑ Oui.
‑ Etes‑vous idiot ?
‑ Non, Monsieur ; je suis un économiste distingué ».
Pendant des millénaires, l'inquiétude humaine a été tournée vers la production ; il semblerait maintenant qu'elle se tourne vers la répartition mais peut‑être va‑t‑elle revenir vers la production, si, comme le craignait Malthus, la population augmente plus vite que la nourriture ; d'où, pour certains, une seule panacée, celle du dirigisme. Mais ne vient‑on pas de découvrir, en Amérique centrale, des vestiges inquiétants de dirigisme ? Et ce dirigisme n'a pas sauvé ces antiques civilisations.
On a déjà dit que la guerre, au lieu de la paix, était un moindre effort. De même les lois souvent impuissantes, sinon incohérentes, et les réglementations de plus en plus envahissantes, ne sont‑elles pas un moindre effort au lieu de la recherche d'un Ordre nouveau, recherche qui serait peut‑être moins utopique qu'il ne paraît si l'hypocrisie ne viciait cette recherche même.
Je n'ai moi‑même nulle panacée à proposer ; mais j'essaie de me garder des marchands d'orviétan et des fabricants d'électuaire. Dans quelques années, avec l'accélération de Histoire, si ce n'est déjà fait, la crise viticole de 1907, sans rien perdre de ce qu'elle a eu de tragique, nous paraîtra aussi vaine que la bataille de Waterloo, la guerre de Cent ans ou les Croisades, y compris celle contre les Albigeois. Le même penseur qui était aussi un poète, et qui a dit : «Nous, civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles» [P. Valéry], n'a-t-il pas été aussi l'un des premiers à s'élever contre le déterminisme historique, en même temps qu’André Chamson dans l'Homme contre l'Histoire ?
Le philosophe Bayle constatait dès le XVIle siècle le danger qu'il y a lorsque la monnaie, qui n'est qu'un signe représentatif de produits, de marchandises, devient elle‑même une marchandise.
L'une des épigraphes du journal La Regalido, dont je parlais tout à l'heure, était justement une parole de Marcelin Albert :
Terro venèn, e terro anan, e de la terro nautre voulèn viéure. C'est‑à‑dire : Nous venons de la terre, nous retournons à la terre, et c’est de la terre que nous voulons vivre).
Cette beauté biblique trouvée spontanément par « l’illuminé » Marcelin Albert repose sur une base pratique : Nous travaillons la terre et nous voulons en vivre; ce qui s'accorde avec la réalité économique à laquelle nous sommes forcément ramenés.
Lorsque la monnaie, signe d'échange pour nous délivrer des complications du troc, devient, comme le travail l'était déjà devenu avant elle, une marchandise ; lorsque l’argent « fait des petits » par le simple jeu de la spéculation, lorsqu'il y a surproduction même naturelle, c'est‑à‑dire lorsque les récoltes sont trop abondantes (sic) et que les prix de vente descendent au-dessous du coût de production et que les denrées de première nécessité sont détruites par les producteurs exaspérés, alors que les deux tiers de la terre sont sous‑alimentés, n'est pas là la preuve que l'économie politique n'est plus qu'une tumeur cancéreuse ravageant l'organisme social ?
Si nous nous bornons à constater que l'économie politique est encore contre l'homme, sans essayer d'inverser la formule en l'homme contre l'économie politique, ne risquons‑nous pas justement la mort de notre civilisation ?
L'histoire de la culture provençale n'a pas encore été écrite et le tableau de sa poésie (sans parler de sa prose) n'a pas encore été présenté, car on ne saurait prendre en considération quelques compilations sommaires, naïves, insuffisantes ou de mauvaise foi.
Les deux histoires et l'anthologie auxquelles je viens de faire allusion doivent être classées sans hésitation dans la catégorie de l'insuffisance et de la mauvaise foi.
Une nomenclature, un pêle‑mêle de noms de dialectaux patoisants, sans citations, ne prouvent pas qu'il n'y a point de solution de continuité entre les Troubadours et Mistral.
Quelques jugements grossiers, s'ils ne sont pas des ignorances, ne peuvent être que des tromperies.
Enfin, je ne vois pas pourquoi l'on s'obstine à substituer au nom rayonnant de Provence, un sobriquet qui n'est qu'un barbarisme. Est‑ce que l'on dit Oïlerie pour dire France ?
Pour dissiper toute équivoque : l'expression de langue d'oc n'a plus de raison d'être, depuis que Mistral a fait le Provençal, comme Dante a fait l'italien. Est‑ce qu'on dit : Langue d'oïl ? On dit : langue française. Les dénominations oïl, oc, restent dans le domaine de l'érudition, où elles sont nécessaires. Elles disparaissent du domaine de la culture.
Quant aux Troubadours, «il est des morts qu'il faut qu'on tue», lorsque les thuriféraires fanatiques jouent aux thaumaturges attardés. Les érudits de bonne foi et les lecteurs cultivés sont d'accord pour reconnaître que la littérature troubadouresque était déjà mourante lorsque la croisade contre les Albigeois lui donna le coup de grâce. (Cf. Joseph Anglade, passim).
On s'est efforcé de relever leur fond plutôt plat, en insistant sur leur habileté prosodique, qui a été surfaite et dont il reste peu de chose.
Quant au trobar clus, il a été surfait aussi et consiste surtout en jonglerie de mots dans les ténèbres. Reste « l'amour courtois ». Mais on trouve chez les Troubadours une part égale d'amour fastidieusement courtois et de grossièreté et de brutalité envers les femmes. Si l'on met les admirateurs des Troubadours au pied de ce mur plat, ils répondent que c'est surtout la musique dont les Troubadours accompagnaient leurs poèmes qui était belle !
Voilà donc la poésie des Troubadours réduite au libretto. En effet : « Ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante ».
De sorte que le mieux que l'on puisse accorder aux troubadours, c'est qu'ils ont agi comme ces catalyseurs, qui n'ont pas de valeur intrinsèque mais sans la présence desquels certaines combinaisons ne pourraient pas se produire. Ne vient-on pas de s'apercevoir, aussi, dans l'invention des transistors, que le résultat est obtenu par l'introduction d'impuretés dans les récepteurs ?
Mais je crois avoir traité amplement la question dans le chapitre : A la recherche des troubadours de mon ouvrage La Branche des Oiseaux (Editions Marsyas, 1948) où pour la première fois la question de la langue provençale est posée sans équivoque, et qui, paru en 1948, n'a pas encore été réfuté, car des injures ne sont pas des réfutations.
Quant à la série de dialectaux plus ou moins patoisants, je ne puis que référer le lecteur à l'examen objectif que fait de leurs oeuvres (des moins mauvaises aux pires) Pierre Devoluy, dans Mistral et la Rédemption d'une langue (Editions Grasset, Paris, 1941).
Enfin, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il est bouffon de voir, dans « la table méthodique » (sic) de l'anthologie, ce que le compilateur appelle la troisième période s'ouvrir par Fabre d’Olivet, Mistral étant lui‑même placé seulement au début du second tiers de cette troisième période...
C'est d'emblée la méconnaissance grossière, sinon la négation systématique, de la création de la langue provençale par Mistral.
Il était déjà regrettable que les deux compilateurs aient commis dans leurs «histoires», - dont la seconde n'est d'ailleurs qu'un démarquage de la première, mais avec certaines aggravations ‑, de telles accumulations confuses, de tels escamotages qui paraissent systématiques, de tels gauchissements ou manques de droiture ; mais la chose devient plus indéfendable encore dans une anthologie (dont le responsable est le second compilateur).
Si nous admettons un moment qu'une anthologie peut n'être qu'un échantillonnage, encore faudrait‑il que cet échantillonnage soit complet, et suffisamment classé pour en marquer le disparate, ‑ dans le cas qui nous occupe, ‑ entre le violon, la mandore et le mirliton ; ce serait là un minimum d'honnêteté. Je sais bien que cette anthologie s'arrête aux morts (à l'exception d'un seul vivant, très âgé) ; mais encore il y a dans cette vallée de Josaphat trop de présents médiocres et trop d'absents de valeur.
On a donc l'impression d'un pêle‑mêle à la fois abondant et restreint et d'un choix fait à la pelle.
Même les véritables poètes sont généralement représentés par ce qu'ils ont écrit de moins original, de moins significatif et de moins beau. On dirait que le compilateur a procédé par moindre effort ou par insuffisance de documentation, ‑ pour ne pas pousser les choses au pire.
Le même manque d'information, la même absence de hiérarchie dans le choix des poètes et de leurs oeuvres, le même bâclage, se retrouvent dans les notices sommaires qui accompagnent chaque poète (ou rimailleur) car on y voit beaucoup plus de notes biographiques, allant quelquefois jusqu'à la flagornerie, que de jugements littéraires nuancés.
Mais l'on a bien voulu me dire, d'une façon gentiment paternaliste, que cette anthologie est très représentative, et que l’on en a exclu les poètes vivants parce que sinon le choix aurait été quasi impossible, et qu'enfin, les choses sont vues beaucoup plus lucidement à Paris qu'en Provence !
Il n'empêche que la meilleure anthologie des Poètes Provençaux d'Aujourd'hui, qui ne comprend justement que des vivants, a été publiée en 1956, à Aix‑en‑Provence (Editions du Groupement d’Etudes Provençales).
Celle qui vient d'être publiée à Paris, qui rassemble, et bien mal, les membres épars et plus ou moins estropiés des poètes morts, et qui est en outre amputée des poètes vivants, ne peut donner aux lecteurs non initiés qu'une idée incomplète, fausse et dérisoire, de la poésie provençale dans la continuité toujours renouvelée du miracle de Mirèio.
Note d’Y.G. : Quels sont ces trois ouvrages et ces deux auteurs « qu’il ne serait pas charitable de nommer » ? D’après nous, il s’agit de Charles Camproux, auteur d’une Histoire de la Littérature Occitane (Payot, Paris 1953) et d’André Berry, auteur d’une Anthologie de la Poésie Occitane (Stock, Paris 1961) et du chapitre « Les littératures du domaine d’oc » dans la prestigieuse collection de La Pléiade (Gallimard, Paris 1959).
2. PROJET D'UN DICTIONNAIRE PROVENÇAL
Mistral a reçu sur la tête quelques pavés d'ours. L'un des plus lourds a été celui de Camille Jullian, comparant Mistral, fervent et patient compilateur du dictionnaire provençal : Lou Tresor dóu Felibrige, à Littré. Il avait, certes, la ferveur et la patience de Littré, mais il n'en avait ni la méthode ni la compétence. Littré n'était pas un grand poète, mais il était un grand philologue. Le dictionnaire de Mistral, si utile, si indispensable qu'il soit, n'est qu'un fourre‑tout, un capharnaüm, une chose à refaire, à compléter, à mettre en ordre. Mistral était aussi incapable de mener à bien un dictionnaire que d’organiser le Félibrige. Il n'était qu'un créateur sémantique ; il n'avait que son génie. De même Dante, créateur de la langue italienne, fait montre dans ses considérations linguistiques de beaucoup plus d'ignorance que de savoir.
Il convient de relire attentivement la préface du Dictionnaire de la langue française de Littré, car elle me paraît donner d'une façon parfaite le plan d'un dictionnaire, son but, ses règles, ses raisons.
Voici ce que dit Littré sur l'usage courant, et l'historique, de la langue :
« Pendant que, dans l'article consacré à l'usage présent, les acceptions sont rigoureusement classées d'après l'ordre logique, c'est‑à‑dire en commençant par le sens propre, et en allant aux sens de plus en plus détournés, ici (dans la partie historique ) tout est rangé dans l'ordre chronologique. » (Préface, p. XXI).
Mais, alors que pour le français Littré arrête l'ordre historique au XVIe siècle, il convient pour le provençal de prolonger l'ordre historique jusques et y compris les prédécesseurs de Mistral, qui a fixé la langue provençale moderne, ‑ sans préjudice, cela va sans dire, de l'évolution naturelle de toute langue vivante.
Ainsi donc, pour la partie moderne, il convient de donner le sens propre, puis les significations détournées et figurées en citant, à côté des locutions courantes et des proverbes dans leur forme actuelle, les exemples littéraires, depuis Mistral, Roumanille, Mathieu, Aubanel, etc., jusqu'à Joseph d'Arbaud et aux poètes et prosateurs d'aujourd'hui.
Les citations pour la partie historique devraient commencer à la paraphrase de Boèce en continuant avec les Troubadours, les dialectaux, les patoisants, les provençalisants, etc., (dont les derniers seraient Jasmin, Gelu et Bigot) ; pour la prose voir en outre les documents communaux, les papiers de notaires, les livres de raison, etc.
Dépouiller systématiquement les dictionnaires qui existent déjà, non pas seulement lou Tresor de Mistral, et le Pichot Tresor de Xavier de Fourvières, mais aussi les dictionnaires d'Honnorat, Boissier de Sauvages, etc.
Ce nouveau dictionnaire, les conditions de la langue étant ce qu'elles sont, doit s'étendre aussi dans l'espace et recueillir tous les vocables dans les dialectes, sous‑dialectes et patois, lorsque ces vocables sont capables d'enrichir la langue, en leur donnant la morphologie provençale, mais en indiquant aussi la forme, ou, plutôt, la corruption dialectale ou patoise. Une bonne partie de ces formes aurait naturellement sa place dans l’historique. Eviter de surcharger la rubrique de chaque mot des formes dialectales ou gâtées, comme l'a fait Mistral dans lou Tresor dóu Felibrige.
L'en‑tête de chaque mot doit donner seulement ce mot sous sa forme provençale (c'est‑à‑dire mistralienne) pure ; tenir compte pourtant de l'évolution normale d'une langue vivante, même lorsque cette évolution consacre ce qui n'était au début qu’un barbarisme (les philologues savent que de pareils exemples ne manquent pas dans les langages cultivés).
Ce dictionnaire doit donc être un inventaire complet de toute la langue d’oc, en [r]apportant tous les éléments de cette langue à sa forme accomplie c'est‑à‑dire au provençal de Mistral.
Un tel dictionnaire doit‑il être bilingue (provençal‑français) ?
Il semblerait que non, pour bien marquer que l'oeuvre n'est pas faite, plus ou moins, en fonction du français, mais se suffit à elle‑même.
Il conviendrait pourtant d'indiquer (à la fin de chaque article comme le fait Littré, et non pas au commencement comme le fait Mistral, et avec des bases philologiques plus solides) l'étymologie latino‑romane et les vocables semblables des autres langues soeurs : français, italien, catalan, espagnol, portugais, valaque (si le valaque ne s'est pas trop slavisé) ; il conviendrait aussi, pour les mots tirés du grec, de l'hébreu et des autres langues du monde, de donner les mots grecs, hébreux ou étrangers correspondants.
De même, lorsque une langue qui n'est point latino‑romane possède des mots du même prototype que les mots provençaux, étant tirés du même fond, donner ces mots, par exemple les mots anglais : remembrance, capricious, etc., qui sont les mêmes que les mots provençaux, et s'écrivent de la même façon ou presque.
Ce dictionnaire n'étant pas bilingue, il conviendrait de bien soigner la définition des mots, tout en les illustrant, dans l'ordre indiqué ci‑dessus, par d'abondantes citations.
Tout le dictionnaire serait donc rédigé en provençal, définitions comprises, et l'on peut mesurer quelle maîtrise de la langue acquerrait lui‑même celui qui composerait un tel dictionnaire.
Dans une préface, préciser le but et le plan de l'ouvrage, incorporer dans cette préface un traité sommaire d'orthographe, selon celui de Jules Ronjat, les principes essentiels de grammaire et de syntaxe (à rappeler aussi, chaque fois que cela est nécessaire, dans le corps du dictionnaire) et, enfin, la discrimination entre : patois, dialectes et langue.
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A cette chronique de critique provençaliste, SA Peyre a ajouté une chronique dont le thème est tellement actuel et le contenu tellement mistralien (au sens le plus profond du terme) qu’il eût été impardonnable de ne pas l’inclure dans cet hommage :CHOSES NUES
L’ÉCONOMIE POLITIQUE CONTRE LHOMME
L’ÉCONOMIE POLITIQUE CONTRE LHOMME
Dans mon Essai sur Frédéric Mistral (Seghers, Paris 1959) j'ai écrit :
« En 1907, Mistral refusa, malgré les implorations de Pierre Devoluy, de se montrer à la tête des manifestations vinicoles du Languedoc, suscitées par d'absurdes raisons économiques, e qui ne tardèrent pas à dégénérer en arrivisme politique. Sagesse de Mistral ».
Un lecteur d'Argelliers (le village de Marcelin Albert) vient de m'écrire pour me reprocher courtoisement de méconnaître la misère des viticulteurs dans les premières années du siècle.
Je dois d'abord dire à mon correspondant que dans le journal provençal La Regalido, que nous publions en 1909, Alari Sivanet (pseudonyme d'Elie Vianès) et moi, nous avions donné dans l'enthousiasme de nos dix‑huit ans, une traduction provençale des Mémoires de Marcelin Albert, dont l'original avait paru dans le journal silloniste l’Eveil démocratique, de Marc Sangnier.
Voici le début du premier chapitre (je retraduis du provençal en français, n'ayant plus l'original sous les yeux) :
« De 1900 à 1907, traité d'illuminé et de fou, j'essayai, malgré les intrigues politiciennes, d'ouvrir les yeux de mes frère sur la détresse du Midi viticole. C'est en 1900 que je commençai de prendre une part très active aux mouvements de défense viticole dont je suis le promoteur. L'année avait été mauvaise, elle s'était douloureusement signalée par une mévente extraordinaire. D'autre part, la loi sur le privilège des bouilleurs de cru était abrogée au même moment. Or, les vignerons n'avaient qu'un moyen d'échapper à la misère qui Ies guettait : faire ce qui s'était déjà fait en l'année 1875, désastreuse aussi : distiller la moitié de la récolte et vendre le reste à 12 frs l'hecto. Mais avec la suppression des privilèges des bouilleurs, la chose était impossible. Paris fabriqua d'ailleurs en 1900 deux fois plus de vin qu'il n'était nécessaire. /.../ C'est ainsi que nous arrivâmes à l'année 1903, au commencement de laquelle, le 23 Janvier exactement, fut votée la Ioi véritablement criminelle qui permettait le sucrage des vins. /…/ Beaucoup de propriétaires, hélas, profitant de la nouvelle loi, « sucraient leurs vins ». D'un autre côté, les vins d'Italie et d’Espagne pénétraient frauduleusement en France. De telle sorte que cette loi sur le sucrage, que d'aucuns avaient d'abord proclamée avantageuse pour tout le monde, devait bientôt nous ruiner tous».
C'est ainsi que Marcelin Albert lui‑même glisse légèrement sur la généralisation des vins de sucre.
Marcelin Albert était d'ailleurs un homme de bonne foi, comme le déclare Edmond Lagarde dans La Prochaine révolution (épilogue des événements du Midi) (Henri Jouve, Paris, circa 1908) :
« On sait qu'il s'était rendu à Paris pour y voir le président du Conseil. On lui a fort reproché cette démarche, non pas pour suspecter sa loyauté qu'il serait douloureux de mettre en doute, mais en raison de son tempérament peu diplomatique »
(D'où on pourrait inférer sinueusement que bonne foi et diplomatie ne vont pas toujours ensemble !).
En fait, que se passe‑t‑il au début du siècle ?
A l'abri de la loi « permettant » le sucrage des vins, la plupart des viticulteurs se mirent à fabriquer du vin de sucre, et créèrent ainsi une surproduction artificielle qui fit tomber le prix à une moyenne de cinq francs l'hectolitre, pour un prix de revient d'environ 12 francs. Dans le village du Gard où je passais mes vacances, je voyais, en Septembre, des charrettes des propriétaires revenir de la gare avec des chargements de pains de sucre, dans l'emballage alors classique de papier bleu. Il n'y avait qu'une seule propriété dans le village où l'on ne fabriquait pas de vin de sucre, non pas par sagesse économique mais parce que le père était trop vieux et le fils trop indolent.
Plus tard, un courtier du même village me contait comment, voyant un jour défiler devant sa porte les propriétaires qui allaient prendre le train pour manifester dans une des grandes villes du Languedoc, il les avait injuriés en leur demandant s'ils n'avaient pas honte d'aller se plaindre contre le Gouvernement pour le mal qu'ils s'étaient fait eux‑mêmes par lucre irréfléchi.
Quant à la politique, Marcelin Albert (qui faillit à son retour de Paris être pendu par la foule à l'un des platanes de son village) en avait bien vu le danger, et il écrit dans le premier chapitre de ses Mémoires : « Périsse la vigne, pourvu que la politique soit sauve. C'était là le cri des politiciens ».
On attribue au baron Louis, Ministre des Finances sous la Restauration, cette parole : « Faites‑nous de bonne politique, et je vous ferai de bonnes finances ».
Comme presque toutes les formules célèbres, celle‑ci pourrait être retournée sans cesser d'être vraie en apparence : « Faites-nous de bonnes finances et je vous ferai de bonne politique ». D'ailleurs, n'appelle‑t‑on pas bizarrement économie politique « la science qui traite de la production, de la distribution et de la consommation des richesses » (selon la définition de Littré) ?
En fait, cette expression « économie politique » rappelle l'hircocerf de la vieille scholastique. Puis‑je citer ici un Intermède (paru dans Marsyas, N° 168, de Décembre 1934) ?
« ‑ Y a‑t‑il quelque chose à manger ?
‑ Oui.
‑ Mangera‑t‑on ?
‑ Non.
‑ Pourquoi ?
‑ Faute d'argent pour acheter de quoi manger.
‑ Pourquoi l'argent manque‑t‑il ?
‑ Parce qu'il n'y a pas de travail.
‑ Pourquoi n'y a‑t‑il pas de travail ?
‑ Parce que la production est trop abondante.
‑ On ne mangera donc pas parce qu'il y a trop à manger ?
‑ Oui.
‑ Etes‑vous idiot ?
‑ Non, Monsieur ; je suis un économiste distingué ».
Pendant des millénaires, l'inquiétude humaine a été tournée vers la production ; il semblerait maintenant qu'elle se tourne vers la répartition mais peut‑être va‑t‑elle revenir vers la production, si, comme le craignait Malthus, la population augmente plus vite que la nourriture ; d'où, pour certains, une seule panacée, celle du dirigisme. Mais ne vient‑on pas de découvrir, en Amérique centrale, des vestiges inquiétants de dirigisme ? Et ce dirigisme n'a pas sauvé ces antiques civilisations.
On a déjà dit que la guerre, au lieu de la paix, était un moindre effort. De même les lois souvent impuissantes, sinon incohérentes, et les réglementations de plus en plus envahissantes, ne sont‑elles pas un moindre effort au lieu de la recherche d'un Ordre nouveau, recherche qui serait peut‑être moins utopique qu'il ne paraît si l'hypocrisie ne viciait cette recherche même.
Je n'ai moi‑même nulle panacée à proposer ; mais j'essaie de me garder des marchands d'orviétan et des fabricants d'électuaire. Dans quelques années, avec l'accélération de Histoire, si ce n'est déjà fait, la crise viticole de 1907, sans rien perdre de ce qu'elle a eu de tragique, nous paraîtra aussi vaine que la bataille de Waterloo, la guerre de Cent ans ou les Croisades, y compris celle contre les Albigeois. Le même penseur qui était aussi un poète, et qui a dit : «Nous, civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles» [P. Valéry], n'a-t-il pas été aussi l'un des premiers à s'élever contre le déterminisme historique, en même temps qu’André Chamson dans l'Homme contre l'Histoire ?
Le philosophe Bayle constatait dès le XVIle siècle le danger qu'il y a lorsque la monnaie, qui n'est qu'un signe représentatif de produits, de marchandises, devient elle‑même une marchandise.
L'une des épigraphes du journal La Regalido, dont je parlais tout à l'heure, était justement une parole de Marcelin Albert :
Terro venèn, e terro anan, e de la terro nautre voulèn viéure. C'est‑à‑dire : Nous venons de la terre, nous retournons à la terre, et c’est de la terre que nous voulons vivre).
Cette beauté biblique trouvée spontanément par « l’illuminé » Marcelin Albert repose sur une base pratique : Nous travaillons la terre et nous voulons en vivre; ce qui s'accorde avec la réalité économique à laquelle nous sommes forcément ramenés.
Lorsque la monnaie, signe d'échange pour nous délivrer des complications du troc, devient, comme le travail l'était déjà devenu avant elle, une marchandise ; lorsque l’argent « fait des petits » par le simple jeu de la spéculation, lorsqu'il y a surproduction même naturelle, c'est‑à‑dire lorsque les récoltes sont trop abondantes (sic) et que les prix de vente descendent au-dessous du coût de production et que les denrées de première nécessité sont détruites par les producteurs exaspérés, alors que les deux tiers de la terre sont sous‑alimentés, n'est pas là la preuve que l'économie politique n'est plus qu'une tumeur cancéreuse ravageant l'organisme social ?
Si nous nous bornons à constater que l'économie politique est encore contre l'homme, sans essayer d'inverser la formule en l'homme contre l'économie politique, ne risquons‑nous pas justement la mort de notre civilisation ?
1 commentaire:
La seconde "histoire" ne serait-elle pas plutôt le Que sais-je d'André Gourdin, assez médiocre en effet ?
Quant à l'anthologie de ce pauvre Berry, disons qu'elle ale mérite d'exister, mais son introduction est nullissime.
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