lundi 6 février 2012

S-A Peyre : Marsyas N° 377- ENTRE LA TAVERNE ET LA CITÉ DE DIEU - MISTRAL SANS FIN - 1961



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Textes choisis & transcrit par Ive Gourgaud
Décembre 2011

Peintures by courtesy from Paul Rinaldi
7, 12.1, 12.8, encaustic on panel,
2011-12





ENTRE LA TAVERNE ET LA CITÉ DE DIEU

[Marsyas, Mai 1961]




Que peu de temps suffit pour changer toutes choses !

(Encore un vers de Hugo, Hugo que l'on trouve partout où l'on arrive)
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Cela doit s'entendre non seulement dans le domaine de la nature et du coeur, mais aussi dans le domaine de l'Histoire, et d'autant plus que cette « accélération de l'Histoire » que Daniel Halévy a redécouverte après Michelet, est puissamment aidée par la révolte de l'esprit contre le déterminisme historique, dont Paul Valéry a été, sinon le premier, au moins le plus affirmatif négateur.
André Chamson, dans son Essai L'Homme contre l'Histoire, qui est une de ses grandes oeuvres, Rouxlebandit étant l'autre, (ce sont deux livres ineffaçables) nous a révélé l'attitude de Mistral devant l’Histoire. Cette adaptation mistralienne opposée au fanatisme maurrassien, à la rigidité factice barrésienne. (Je résume à grands traits ; il faudra revenir sur ces deux livres).
Peu importe que dans la réalité quotidienne le « petit bourgeois de Maillane » se soit accommodé plutôt d'opportunisme que d'évolution.
Homère a beau dormir quelquefois, son génie le réveille toujours.
Entre la définition fameuse : La politique est l'art de gouverner les hommes, et les petits vers satiriques de Mistral (Isclo d'Or) :

Dins la poulitico
Turno despoutico,
l'a que de capoun
E de cop de poung...


(Dans la politique, taverne despotique, il n'y a que fripons et que coups de poings), il existe un écart aussi grand et aussi ridicule qu'entre la grande musique et le mirliton, entre le poète Mistral et « l'homme populaire » M. Lassagne, maire de Gigognan. Mais cet écart n'est peutétre qu'apparent et ne nous paraît ridicule qu'à cause de la vulgarité de l'expression. M. Lassagne connaissait bien l'art de gouverner les hommes, au moins dans sa petite commune, et ses cajoleries aux électeurs sont préférables aux coquineries, aux violences. Seulement, la « politique » de M. Lassagne a presque ramené la Renaissance provençale au bord du néant d'où Mistral l'avait fait surgir, car la Provence lato sensu est plus grande que le village de Gigognan et était-ce bien la peine d'évoquer l'Empire du Soleil pour s'enliser dans le marécage félibréen ? Les grenouilles patoisantes et dialectales vivotent dans les miasmes du palus, en attendant d'être gobées par des échassiers hérétiques à bec rouge, ce qui est un retour, pour changer la métaphore, à la taverne despotique.
La Renaissance provençale, comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire ici (1), après avoir été à la traîne de l'évolution historique sous sa forme la plus humaine, je veux dire sociale, risque maintenant d’être précipitée dans l'autre sens. Il semblerait en effet, d'une façon générale, que la politique accélère sa course vers les extrêmes, extrêmes qui se touchent, car quelle différence y atil entre une dictature de gauche et une dictature de droite ?
Qui nous rendra la juste mesure entre l'histoire processionnaire dont le cycle rappelle celui des chenilles de l'expérience de Fabre, qui tournèrent en rond jusqu'à épuisement, et cette tangente démentielle, cette fuite en avant qui participe à la fois du mirage et de la panique ?
Un esprit comme celui de Melchior de Voguë, capable de juger impartialement l'oeuvre de Zola, était pourtant encore encombré de traditions et de conventions ; et il n’y a peutêtre pas assez de sel dans le conservatisme pour empêcher le pourrissement. L'accélération de l'histoire est à la fois l'effet et la cause d'une accélération des idées, et cela va si vite que beaucoup se sentent dépassés et sont abasourdis d’entendre déclarer que le mal francoalgérien remonte à 130 ans ; il a suffi pourtant de moins d'un siècle pour nous enlever les parties les plus récentes de notre « empire colonial ».
Il est tout de même trop tôt encore peutêtre pour savoir si la paix règnera sur la planète par l'appréhension atomique ou par l'objection de conscience. Le nouveau Testament s'achève par l'Apocalypse, mais il commence par le commencement du christianisme. L'objection de conscience est peutêtre un tel commencement. La question reste posée : qui gagnera dans la course : l'Apocalypse ou la Bonne Nouvelle?
Ou bien les choses resterontelles peu ou prou ce qu'elles sont déjà ? La Cité de Dieu, la Jérusalem nouvelle, ne serait-elle pas trop payée au prix de l'Apocalypse ; et le statu quo, tout accéléré qu'il puisse être, paradoxalement, serait sans doute meilleur pour l'humanité ; ne pourraiton pas résumer l'histoire déterministe, l'histoire apocalyptique et l'histoire raisonnablement accélérée, en trois mots : involution, révolution, évolution ?

(1) Voir Marsyas, N° 272, Novembre 1949, p. 1547



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MISTRAL SANS FIN


[Marsyas, Juin 1961]

L'erreur de Mistral : « Car cantan que pèr vautre, o pastre e gènt di mas » (Car nous ne chantons que pour vous, ô pâtres et gens des mas)
qui faillit mettre toute son oeuvre en porteà-faux, n'est pas spécifiquement mistralienne. Ne la tenait-il pas de Béranger, et même de Lamartine, qui étaient alors très populaires, l'un par ses Chansons, l'autre au moins par un poème d'émotion : Le Lac, et sans doute une partie de son oeuvre en prose. Mais s'il a voulu, en effet, écrire des romans populaires, il n'a pas, que je sache, songé au peuple en écrivant ses poèmes. D'ailleurs Le Lac ne doitil pas sa vogue surtout à la musique (de Niedermeyer), comme aussi Les Chansons de Béranger ? La popularité de Béranger et de Lamartine, l'une égalant l'autre, ce qui nous étonne aujourd'hui, n'estelle pas due surtout à des causes politiques ? Si l'adolescent Mistral fut révolutionnaire en 1848, cette flamme dura moins qu'un feu de pâtre, ou que les feux de SaintJean des gens de mas. Et si le Félibrige ne fut jamais réellement populaire n'estce pas justement parce qu'il paraissait aller à contresens des idées politiques et sociales du temps ?
De toute façon, l'erreur commise par Mistral quant à la destination de son poème, est transcendée par le beau désir de mettre en gloire une langue méprisée. L'humble écolier du grand Homère ne se montrait pas réellement modeste en parlant d'une langue méprisée ! En effet, il ne s'agissait pas d'une langue mais d'un patois. Il est vrai que Mistral songeait aux troubadours, que l'on venait de remettre à la mode et qu'il croyait peutêtre, après six siècles d'éclipse, faire reparaître au soleil.
Si la chose n'est pas explicitement dite dans Mirèio, elle l'est dans Calendau. Mais Mistral, qui n'eut jamais le sens critique, pouvaitil voir combien était pâle, blafard, le soleil des troubadours, qui furent sans doute les catalyseurs nécessaires à la culture médiévale et non pas un de ses éléments essentiels ?
Même les laudateurs obstinés des troubadours, si on les met au pied de ce mur plat, « la poésie » des troubadours, finissent par dire : « Oui, mais il y a leur musique, et leurs oeuvres étaient faites pour être chantées ». Mettons alors que les troubadours étaient d'excellents musiciens mais de médiocres librettistes. Les vrais poètes qui ont consenti à livrer leurs oeuvres aux musiciens, n'étaient pas musiciens euxmêmes, et, quelquefois, avaient la musique en horreur. Mais ils offraient aux musiciens des oeuvres qui pouvaient déjà se suffire à ellesmêmes.
Mistral, dans l'intuition de son jeune génie, s'est comparé, à la fois modestement et orgueilleusement, au Grand Homère, alors que la plupart de ses glossateurs maintiennent encore qu'il est beaucoup plus virgilien qu'homérique. Certes, le latin a toujours, dans les humanités classiques, eu la préséance sur le grec et l'on trouve dans Mirèio beaucoup plus de réminiscences de Virgile et d'Horace que d’Homère ; mais nous n'y trouvons jamais cet ennui qui rend illisible la seconde partie de l'Enéide, et son didactisme est bien plus supportable que celui des Géorgiques. Il est vrai que l'Iliade est plutôt assommante et que c'est Virgile qui a dans la première partie de l'Enéide réussi la fin de l'Iliade. Le véritable chefd'oeuvre d'Homère, c'est l'Odyssée et c'est dans la lumière familière de l'Odyssée qu'il faut voir la filiation d'Homère à Mistral.
L'instinct de Mistral lui a donc révélé cela d'emblée et le génie a fait le reste, en transcendant (à la manière du génie) et non pas en catalysant à la façon des troubadours, des éléments souvent disparates et quelquefois médiocres. On pourrait même dire que la plupart des éléments de culture que les troubadours ont catalysés étaient supérieurs à certains éléments utilisés par Mistral.
Léon Teissier qui, avec une ferveur mistralienne et une attention bénédictine, est l'un des plus subtils glossateurs de la Renaissance provençale, a regardé de près le cahier où le jeune Mistral, en 1851, avait commencé à colliger les proverbes provençaux (1).
Il nous rappelle d'abord que Salomon composa trois mille proverbes...
Il semblerait qu'il n'existe pas, au moins pour le provençal, de recueils de proverbes complets, et bien ordonnés. Il est heureux que le jeune Mistral ne se soit pas attardé trop longtemps à colliger des proverbes... Il n'était déjà que trop enclin au folklore par l'éducation maternelle et l'entourage rural, et ses« humanités » ont peutêtre été un peu courtes.


Léon Teissier cite les deux lettres à Roumanille dont voici l'essentiel. La première que l'on nous a fort ressassée est du 18 août 1847, le jour du baccalauréat :
« Je suis reçu ! que je suis content ! je vais travailler la terre ! voyezvous, je suis trop content ».
La seconde, que l'on ne citait guère jusqu'ici, expose à Roumanille deux ans après, le 2 août 1849 :
« Je prends goût à la vie intellectuelle et ce serait avec beaucoup de peine que je pourrais reprendre la vie des champs ; je serais esseulé, ennuyé, et, pour m’habituer, il faudrait m’abrutir ».
Je suppose que c’est par un lapsus ou une erreur d’impression que Léon Teissier ajoute : « SullyAndré Peyre en conclut que Mistral étudiant s'ennuyait ». Léon Teissier paraît me faire dire le contraire de ce que j'ai dit (2) et qui ressort du texte de la seconde lettre. De même, ce n'est pas seulement à cause d'une illustration de Tony Johannot que j'ai découvert, dans Don Quichotte, l'une des sources de Calendau, c'est non seulement à cause de cette gravure représentant la bergère Marcelle debout sur une roche, comme Estérelle apparaît à Calendal pour la première fois, mais surtout à cause du caractère même de Marcelle.
Revenons aux proverbes. L'attachement prolongé de Mistral au Folklore dont les proverbes sont l'un des principaux moyens d'expression, est quelquefois plus regrettable encore que les réminiscences de ses études latines.
Lamartine dans sa « méditation » sur Napoléon conclut :

Et vous, fléaux de Dieu, qui sait si le génie
Ne remplace point la vertu ?


Ne pourraiton dire aussi : « Grands poètes, qui sait si le génie ne remplace pas le sens critique et le goût ? »

On sent parfois le manque de l'un et de l'autre dans l'oeuvre de Mistral. N'estil pas regrettable que les proverbes, qu'il a retenus et utilisés jusqu'à les reproduire quelquefois tels quels dans ses poèmes, soient les plus communs, les plus vulgaires ? Pour ne citer qu'un exemple, il y a dans la pièce : Au pople nostre des Oulivado, ce quatrain :
Que ta visto dounc s'alargue,
Pople, sus toun païs dous,
Car se dis qu'un chin de pargue
Sus sa sueio n'en bat dous.

(Que ta vue s'élargisse donc, peuple, sur ton doux pays, car un chien de bergerie sur sa litière en bat deux).
Les deux derniers vers ne sont qu'un proverbe provençal, et ils comparent littéralement la Provence à un tas de fumier. Il est vrai que Mistral qui, sur la fin de sa vie, surveillait davantage ses traductions et transposait quelquefois, a mis litière pour sueio. Mais n'estce pas le texte provençal qui compte seul, et, quelles que soient les ressources de la sémantique, cette sueio est encore péjorative. Heureusement que le génie a toujours le dernier mot et non pas le folklore ; et Mistral a su parler de la Provence autrement qu'à l'aide de proverbes :

... Que i’ague quaucarèn
De plus dous que Prouvènço e qu’amour fugue rèn, 0 fraire dóu Miejour, leissas-lou dire en d'autre.

(Qu'il y ait quelque chose de plus doux que Provence et qu'amour ne soit rien, ô frères du Midi, laissezle dire à d'autres).

Empèri fantasti de la Prouvènço
Qu'emé toun noum soulet fas gau au mounde.

(Empire fantastique de la Provence qui avec ton nom seul fais joie au monde).
Le folklore mène à tout à condition d'en sortir, et le chant de Mirèio consacré au dépouillement des cocons dans la magnanerie est rédimé non pas par les châteaux des Baux et par les cours d'amour que Mistral fait évoquer invraisemblablement par des magnanarelles qui en ignoraient tout et qui, si le poète leur avait conté ces belles histoires, lui auraient peutêtre répondu comme la jeune fille de Fontvieille qu'il avait songé à épouser : « Quand nous serons mariés, vous n'écrirez plus ces bêtises d'almanach » ce chant, disje, est rédimé par la Chanson de Magali, tirée du thème folklorique des métamorphoses et transfigurée par l'inspiration d'un grand poète.
Les glossateurs de Mistral ont lu trop vite la dernière strophe de ce chant : « 0 lou bèu tèms que fai deforo » (0 le beau temps qu'il fait dehors) ; il fallait sortir de la magnanerie et de son relent folklorique, et on sait combien l’odeur d'une magnanerie est tenace.
Il y a un singulier proverbe provençal : « cerca la niue dins lis armàri » que Mistral dans le Tresor dóu Felibrige rend par « chercher midi à quatorze heures » ; cette transposition est décevante ; ce à quoi elle fait penser de mieux, c'est à une médiocre épigramme de Voltaire :

Inscription pour un cadran solaire :
Vous qui vivez dans ces demeures,
Etesvous bien ? Tenezvousy
Et n'allez pas chercher midi
À quatorze heures,

alors que les mots nuit et armoire font lever dans notre imagination des images de songe, transfigurées encore si nous nous laissions aller à penser qu'armàri armoire, n'est dans ce proverbe qu'une corruption phonétique de ermas, ou armàsi ce qui donnerait : « chercher la nuit dans les landes stériles », en visions crépusculaires, évocatrices de certains épisodes de Barbey d'Aurevilly.
Mais à cause de Mallarmé, nous pouvons nous contenter de l'armoire :

Le silence déjà funèbre d'une moire
Dispose plus qu'un pli seul sur le mobilier
Que doit un tassement du principal pilier
Précipiter avec le manque de mémoire.
Notre si vieil ébat triomphal du grimoire,
Hiéroglyphes dont s'exalte le millier
A propager de l'aile un frisson familier !
Enfouissez le moi plutôt dans une armoire.

C'est ainsi que Mallarmé rédime l'armoire, malgré la péjoration, comme il rédime le couloir :

La chambre ancienne de l'hoir
De main riche mais chu trophée

Ne serait pas même chauffée

S'il survenait par le couloir.

Façon mallarméenne d'être coppéen.


Mistral et Mallarmé se rencontrèrent aux jours de Tournon et d'Avignon ; mais Mallarmé admirait bien plus Mistral que ce que Mistral ne comprenait Mallarmé. Certains croient pourtant que s'il n'avait pas connu Mallarmé, Mistral n'aurait pas écrit Lou Pouèmo dóu Rose ou l'aurait songé autrement. Et nous voici soudain plongés non plus dans la sagesse populaire, mais dans le songe des poètes.


(1) Tirage à part du Folklore de France, No 54 de novembre- décembre 60 : Recueil de Proverbes provençaux de Frédéric Mistral 1851.
(2) Voir Mistral sans fin dans Marsyas, No 362, p. 2533.



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