mercredi 20 avril 2011

Ive Gourgaud : Le premier écrivain cévenol ? AIGALIERS Pierre de Laudun

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Van Dongen : Spring



Le premier écrivain cévenol ?



Dans un essai d’histoire de la littérature cévenole publiée ici-même à Marsyas2, je datais des années 1630 les débuts de notre littérature moderne : une récente (re)découverte me permet de remonter au siècle précédent, et je donne aux lecteurs de Marsyas2 la primeur de cette trouvaille.

A vrai dire, je n’ai rien découvert au sens strict : l’auteur dont je vais parler avait été signalé par le Majoral Ivan Gaussen, Cévenol de Sommières, dans son ouvrage de référence Poètes et prosateurs du Gard en langue d’oc (Paris 1962), pages 38-39 :

AIGALIERS Pierre de Laudun, 1575-1629. Né et mort au château d’Aigaliers. /…/ Poète. Œuvre : « Les poèmes de Pierre de Laudun Daigaliers, contenant deux tragédies, la Diane. Meslanges…, Paris 1596 ». Les Meslanges … contiennent un sonnet en patois languedocien.
Je donne maintenant le titre exact de l’ouvrage de 1596 : Les Poésies de Pierre de Laudun Daigaliers, contenans deux tragédies, la Diane, Meslanges & acrostiches. Et ce n’est pas « un sonnet en patois » qui apparaît dans cet ouvrage, mais deux sonnets « en langage du pays », ce qui n’est pas exactement la même chose quant au regard supposé de l’auteur sur sa propre langue.
En 1596, Pierre de Laudun n’a que 21 ans : on parle donc d’une œuvre de jeunesse. Mais on parle d’une œuvre sérieuse, et la forme classique du sonnet permet d’insérer notre poète dans le grand courant renaissantiste du XVIe siècle, ce qu’on ne pouvait faire avec les textes de 1630. La date de publication (1596), même si elle paraît bien tardive dans le siècle, doit être rapprochée de celle de la première publication littéraire en provençal : l’œuvre de Bellaud de la Bellaudière fut imprimée en 1595, soit juste un an auparavant…
Bien sûr, on pourra juger que deux sonnets ne font pas une œuvre : là encore, on notera qu’on parle, en « littérature occitane », de Salluste du Bartas qui n’est connu que pour un seul sonnet… Cette (re)découverte est donc précieuse, et c’est ce qui m’engage à présenter ici, pour commencer, une reproduction fidèle du texte de 1596 : les deux sonnets se suivent et occupent la page 120 et la suivante (dans l’ouvrage, seules sont numérotées les pages de droite)



Les sonnets cévenols suivent d’autres sonnets en français, ce qui explique le titre du premier texte :

AUTRE [sonnet] EN LANGAGE DV PAYS, A NOEL DE LA ROVVIERE

Sabes tu pas quousi lou gros matal,
Fasie dinda noustro largio campano,
Iou ere adonc de dedins la cabano
Et mero auis qu’anaues à l’oustal.

Agueses dich que l’embut dou baral
De seigne Ian en la poulide cano
Voulie buga so que non nous engano
Tan bruch fasie per tout per qui naual.

Se non fouges lou crida d’une agasso,
Iou dourmien ben may à quelle bagasso
Me reueliet & à quo tantequan

Saualiget & non vegen pas causo
De tout aquo, may quan mon ime pauso
Ben me souuen de so quero que quan.

AVTRE SONNET EN MESME langage, à Michel Comprat

Non ten souuen quan sian dedins la combo :
Et que trouben, iou non tou diray pas
Aros cousin, sou disies d’acquel pas,
Prengan la don toumbo mon cousin toumbo.

Fougeres tu que ly fageres cambo,
Et iou disiei tocques Micheu, non pas,
Ben sian adon toutes dous atrapas
Puey que disian tocques, tocques, non tombo.

Ren non n’auie, & ren non poudian faire,
Et nous fouget, dacqui meme ana iaire,
Ben sian ben las à may n’auian fach ren.

Taisote don que faren quauquo causo
Se lay tournan non istaren en pauso
Et monstraren que lay sen pas per ren.

Graphie et langue de Pierre de Laudun

C’est par confusion entre le nom de l’auteur et son lieu de naissance que Gaussen, dans son « index par commune », donne notre auteur comme natif de Laudun : le château d’Aigaliers et la commune du même nom, bien que situés dans le canton d’Uzès, sont juste à côté des communes du canton de Lussan, qui est de langue cévenole : il sera facile de constater que la langue de Laudun n’est pas du provençal mais du cévenol (même si la langue de Bellaud, son contemporain provençal, contient des formes qui peuvent sembler « languedociennes » comme LOUS, LAS, on voit qu’elles entrent en concurrence avec des formes du provençal moderne en LEI : ce n’est pas du tout le cas ici). Voici quelques traits typiques de la langue cévenole actuelle (dialecte central ou alésien) : (sèn) est un présent et (sian) est un imparfait ; (veguèn, troubèn) sont des formes courtes (par rapport à l’occitan ou au provençal) du passé simple ; le –L final se maintient dans (matal), (oustal), (baral) ; les imparfaits sont en –iè (vouliè), (fasiè), (disièi), etc.
Pour rendre plus lisibles les sonnets de Laudun, commençons par rétablir les U, V ou J que la typographie de l’époque confondaient. Constatons aussi que (s) correspond parfois à (ss), et (g) à (gu) dans notre écriture actuelle : on lira donc (coussi) sous (quousi), etc, et (fouguès) sous (fouges), etc.
Les sons [o] et [u] (« ou » français) semblent se confondre, et Laudun fait rimer (combo), (toumbo)… et (cambo) !...

Lecture des sonnets

Ces deux sonnets ont un sens qui est pour moi largement énigmatique : ma reconstitution en graphie moderne n’est donc, très modestement, qu’un essai d’interprétation de ces textes. J’espère que d’autres lecteurs, plus savants ou plus inspirés, pourront apporter leur contribution à la lecture de ces sonnets. En attendant, voici les versions modernes que je propose :

1
Sabes tu pas coussi lou gros matal
Fasiè dinda nostro larjo campano ?
Ieu ère adounc de dedins la cabano,
E m’èro avis qu’anaves à l’oustal.

Aguèsses dich que l’embut dau baral
De segne Jan, emb la poulido cano,
Vouliè buga ço que noun nous engano,
Tant bruch fasiè pertout perquinaval* ?

Se noun fougès lou crida d’uno agasso,
Ieu dourmièi* ben mai : aquelo bagasso
Me revelhèt, e acò tant-e-quand

S’avaliguèt e noun veguèn pas causo
De tout acò ; mai quand moun ime pauso,
Ben me souven de ço qu’èro que quan.*

2
Noun t’ensouven, quand sian dedins la combo
E que troubèn… ieu noun t’hou dirai pas ?
Aros cousin, sou disiès, d’aquel pas
Prengan-la dounc ! Tombo, moun cousin, tombo !

Fouguères tu que li faguères cambo,
E ieu disièi : Toques, Micheu ! … Noun pas :
Ben sian adounc toutes dous atrapas,
Puèi que disian : Toques, toques, noun tombo !

Ren noun n’avien*, e ren noun poudian faire,
E nous fouguèt d’aqui mème ana jaire ;
Ben sian ben las, amai n’avian fach ren !

Taiso-te dounc, que faren quauco causo :
Se lai tournan, noun istaren en pauso
E moustraren que lai sèn pas per ren.

Notes de vocabulaire (mots suivis de *)

PERQUINAVAL est composé de PER+AQUI+EN+AVAL : il est le complément (non signalé d ans le Dictionnaire Cévenol de Charvet-d’Hombres) de PERQUINAMOUNT « par là-haut, vers là-haut » et signifie donc « par là-bas, vers le bas » (lieu indéterminé).
DOURMIÈI : la forme originale (dourmien) me semble une erreur typographique : on trouve dans le sonnet 2 la forme DISIÈI qui permet de restaurer DOURMIÈI
QUE QUAN : j’ai conservé la graphie d’origine car je n’arrive pas à trouver une forme plausible (serait-ce une forme à partir de « quèco » ? cf. plus bas)
AVIEN : comme pour (dourmièi) plus haut, cette forme est une restauration, la graphie originale (auie) me semblant fautive.


*-*-*-*-*

Interprétation des sonnets

L’un et l’autre n’ont pas de sens immédiat : ils sont construits sur le mode de l’allusion (« ieu noun t’hou dirai pas »). Allusion à quoi ? Mon sentiment est que, s’agissant d’un jeune homme qui ne désire pas dire les choses directement, il s’agit de sonnets érotiques. Le premier ferait allusion à des « exploits » peut-être homosexuels (comment interpréter l’allusion à « segne Jan » ?) ; le second ferait allusion à un échec du même ordre. Ceci dit, je ne m’aventurerai pas, pour le moment, à proposer une traduction complète de ces sonnets : j’attends que les lecteurs me donnent leur propre sentiment et leur propre vision de ces textes d’autant plus intéressants qu’ils sont énigmatiques



Ive Gourgaud,
avril 2011


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1 commentaire:

Kobbe a dit…

Merci pour cette intéressante enquête. Mon cévenol étant fort lacunaire, j'aurais aimé un mot à mot en regard du texte. Mais nous allons enquêter de notre côté...
(par ailleurs, écrit en français moderne le "Sonnet en prose" du même auteur est particulièrement édifiant.)