Bon-jour en toutes !
Voici un article qui va paraître dans le prochain n° de CALICE (Cahiers de Littérature Cévenole) en grande partie consacré à la littérature en cévenol méridional. Je vous en souhaite bonne lecture, en vous rappelant que toute critique sera la bienvenue. Par parenthèse : la revue Lou Felibrige vient de faire paraître, anonyme, une courte critique de mon Armagna Cevenòu que j’ai trouvée excellente : sans concession et sans animosité. Si l’auteur se trouve parmi vous, je le remercie et l’en félicite !
Cévenol et montpelliérain
On sait que, pour les tenants de l’occitan / langue d’oc, le cévenol et le montpelliérain sont deux « sous-dialectes languedociens », ou plus exactement deux « sous-sous-dialectes » qui ensemble formeraient un « sous-dialecte languedocien oriental ». Mais que le cévenol et le montpelliérain soient des « langues » ou des « sous-sous-dialectes » n’est pas ici notre propos : nous constatons que ces deux groupes sont assez proches, étant voisins, mais qu’ils sont dissemblables puisque tous les linguistes ont établi une distinction entre eux.
Pour nous, tenants de l’existence concrète d’une langue cévenole et d’une littérature engendrée par elle, la délimitation entre les deux groupes est à l’évidence une question d’importance : où s’arrêtent précisément, au sud, les parlers de type cévenol ? Jusqu’ici, nous avions donné comme limite méridionale le pays de Sommières, mais nous avons éprouvé le besoin d’étudier de plus près ce « montpelliérain » voisin. Nous nous attacherons donc, dans un premier temps, à établir ce qui différencie ces deux unités linguistiques. Pour cela, nous prendrons une typologie classique du montpelliérain et en extrairons les éléments qu’on ne retrouve pas en cévenol : on obtiendra ainsi une typologie contrastive qui permettra de définir plus clairement le « sous-dialecte » montpelliérain.
Normalement, c’est l’écriture qui doit prendre en charge les caractéristiques d’un dialecte ou sous-dialecte : on sait que les occitanistes nient largement cette obligation, avec leur idéologie de la « graphie-support » (une seule graphie pour une multitude de prononciations), mais même eux sont bien obligés de reconnaître qu’on ne peut pas écrire « cant » à la place de « chant », ni « mèl » à la place de « mèu ». Quant aux félibres, inspirés par l’exemple du Tresor dóu Felibrige, ils devraient aussi admettre (et bien plus largement, bien plus spontanément que les occitanistes) que c’est la prononciation qui guide l’écriture. On verra les limites de cette pratique de la graphie mistralienne à Montpellier…
Notre premier but est donc d’établir une mini-typologie du montpelliérain en ne retenant que les faits stables, massifs et qui font contraste avec les faits voisins du cévenol et du provençal : c’est la PRONONCIATION, les faits de phonétique ou de phonologie, qui seront mis en avant : personne n’attendrait que des groupes voisins opposent de façon aussi nette leur lexique ou leur morphologie.
Une seconde raison qui nous pousse à privilégier la phonétique, c’est l’existence d’un Atlas Linguistique du Languedoc Oriental (ALLOr) qui comprend l’ensemble des départements de l’Hérault et du Gard : on aura donc l’occasion de vérifier concrètement le fonctionnement de notre typologie.
Une troisième raison sera l’attitude même des linguistes qui se sont occupés du problème : les mistraliens (ou prétendus tels) TOURTOULON et LAMOUCHE, le mistralien RONJAT puis les occitanistes (on sait que l’Université de Montpellier en est un vivier depuis que Lafont y fit son entrée), tous ont mis en avant, dans leurs études dialectales, le fait suivant : ce qui caractérise le « dialecte languedocien », c’est la confusion des phonèmes /b/ et /v/, ou si l’on préfère la disparition du phonème /v/. Lamouche donne ce fait comme constitutif de « tous les parlers languedociens SAUF LE CEVENOL » (souligné par nous) dans sa Grammaire (Campana de Magalouna n°171). Nous aurons bien sûr à commenter cette contradiction entre le « fait constitutif languedocien » (inexistence de /v/) et l’inclusion du cévenol dans ce même « dialecte languedocien »…
Typologie du montpelliérain
C’est TOURTOULON qui le premier établit les caractéristiques du montpelliérain, dans le premier volume de la Revue des Langues Romanes en 1870. Si l’on ne tient compte que de ce qui oppose sa phonétique/phonologie à celle du cévenol, on obtient la mini-typologie suivante :
1 finales atones en –A : même si le fait est connu ponctuellement en Cévennes (à Saint-Jean-de-Serres, canton de Lédignan), on admettra sans peine qu’il s’agit d’un trait caractéristique du montpelliérain. (cévenol, provençal : -O)
2 confusion des phonèmes /č/ et /ğ/ : aucun parler cévenol ne fait cette confusion entre (la pacho) et (la pajo)
3 confusion des phonèmes /b/ et /v/ : on a vu que c’est le trait considéré comme le plus caractéristique du languedocien. On constatera qu’une partie du domaine cévenol (dialecte occidental) connaît cette confusion, mais le dialecte cévenol méridional (celui qui touche le domaine montpelliérain) ne confond pas (la boto) avec (la voto).
4 prononciation [ö] du phonème /ü/ : même remarque que pour 1 : cette prononciation ne touche que quelques points cévenols ou provençaux en contact, justement, avec le domaine montpelliérain.
5 prononciation [d] du R intervocalique : cette prononciation est totalement inconnue du cévenol .
Quelques formes contrastées entre montpelliérain et cévenol
1 una fada uno fado
2 una chalada uno jalado
3 beni veni
4 chuesta* justo
5 lou beide lou veire
* Nous appliquons ici au « sous-dialecte montpelliérain » la graphie mistralienne classique, utilisée par Mistral pour noter le [ö] du provençal.
De telles différences devraient être immédiatement perceptibles à la lecture des auteurs d’expression mistralienne, mais on aura la surprise de constater que, très volontairement, les félibres de La Campana de Magalouna ont choisi d’effacer de leur graphie QUATRE de ces cinq particularités : c’est ainsi qu’ils recommandent expressément de ne pas confondre B et V d’une part, CH et J d’autre part, et de maintenir les graphies U et R là où on prononce [ö] et [d].
Nos graphies (pourtant bien mistraliennes) 2, 3, 4 et 5 sont remplacées par :
2 una jalada
3 veni
4 justa
5 lou veire.
La Campana de Magalouna, organe officieux voire officiel du Félibrige à Montpellier, appliquera dès ses débuts cette normalisation graphique, qui préfigure et prépare la normalisation occitaniste…
Heureusement, il nous reste deux sources de renseignements : d’une part les textes patois, d’autre part les données phonétiques de l’Atlas Linguistique du Languedoc Oriental (ALLOr) qui couvre l’ensemble de l’Hérault et du Gard.
La Grammaire de Lamouche
C’est justement dans La Campana de Magalouna que le linguiste Lamouche fait paraître sa Grammaire du montpelliérain. Il l’accompagne d’une carte de son domaine : elle englobe dans le Gard Sommières (« le langage de Sommières est complètement montpelliérain », n° 168) et même Aubais et Gallargues, mais elle exclut par contre Ganges et Saint-Bauzille qui sont déclarées cévenoles, et Marsillargues qui est tenue pour provençale.
Le problème est que Lamouche ne dit nulle part sur quel(s) critère(s) il trace les limites de son « montpelliérain » : c’est cette limite que nous voulons établir d’une façon un peu plus précise, en utilisant la mini-typologie en 5 points établie plus haut et en l’appliquant aux bourgs de cette zone.
Castries et Galargues
L’atlas ALLOr présente, à l’est de Montpellier, deux points que Lamouche revendique pour son domaine : 34.15 (Castries) et 34.16 (Galargues, à ne pas confondre avec le Gallargues gardois). Nos 5 points de phonétique/phonologie sont très simples à vérifier car de nombreuses cartes les présentent : nous écrivons OUI quand l’atlas confirme la typologie, et NON quand il l’infirme. Nous donnons en référence la première carte d’atlas que nous avons consultée : il est évident qu’on retrouvera ces données à de multiples reprises dans d’autres cartes. Le sigle MTP donne la forme recueillie autour de Montpellier :
1 (-a final) : carte 2 (étoile) OUI : estèla
2 (J = CH) : carte 30 (pluie) OUI pour Castries mais NON pour Galargues qui dit plòja (comme Marsillargues), MTP : plòcha
3 (V= B) : carte 18 (vent) OUI pour Castries mais NON pour Galargues qui dit ven(t), MTP : ben(t)
4 ([ö] pour U) : carte 19 (souffle) OUI pour Castries mais NON pour Galargues qui dit boùfa, MTP : buefa
5 ([d] pour -R-) : carte 93 (rivière) NON pour Castries qui dit ribièira et NON pour Galargues qui dit rivièira, MTP : ribièida
Résultats : Castries OUI 4 NON 1
Galargues OUI 1 NON 4
Sommières
Très clairement on constate qu’une frontière passe entre Castries (qui se rattache à Montpellier) et Galargues qui ne peut en aucune façon être défini comme « montpelliérain » : or Galargues est tout proche de Sommières, et la graphie du plus grand écrivain de cette région, l’abbé Jean-Baptiste FAVRE, ne fait que confirmer ce fait : les points 2 à 5 lui sont inconnus. (Dossier critique, CRDP Montpellier 1988 pages 112-113). Voir à ce sujet notre étude détaillée dans Grammaire cévenole 4e partie (les dialectes), Aigo Vivo n°77, pages 39-45
Résultats : Sommières OUI 1 NON 4
Lansargues
Nous avons pu séparer facilement Sommières et Galargues du domaine montpelliérain pour les rattacher au domaine cévenol ; une autre étude de Tourtoulon, toujours dans la Revue des Langues Romanes, va maintenant attirer notre attention : en 1873, il publie sa « Note sur une sous-variété du dialecte de Montpellier » pour décrire la langue d’un futur majoral du Félibrige, Alexandre Langlade, originaire de Lansargues. Or Lansargues ne se trouve qu’à quelques kilomètres à l’est de Montpellier, et Tourtoulon dans sa présentation (sommaire) présente les résultats suivants pour notre mini-typologie :
1 OUI
2 NON
3 NON
4 ?
5 NON
L’ALLOr permet d’affirmer que Lansargues prononce [ö] (point 4). On trouve donc 2 traits montpelliérains (points 1 et 4) mais 3 « non-montpelliérains », que l’on ne peut pas qualifier de « provençaux » parce qu’à Lansargues l’article pluriel est LOUS, LAS… mais qu’on pourra sans crainte qualifier de « cévenols », surtout si l’on y rajoute d’autres caractéristiques du parler de Lansargues tel que décrit par Tourtoulon :
formes « sian, saren »,
formes en AU- (aublida),
chute des -T, -C et –CH en fin de mot,
formes en -OU comme (capelou), (vènou),
traitement de -LL- dans (brunla, barunla),
passage de (lioc) à (io),
prononciation -IU et non -IEU,
préposition EMBÉ, etc.,
toutes formes qu’un Cévenol reconnaîtra immédiatement comme siennes…Lansargues et son écrivain Langlade sont nettement de langue cévenole, langue agrémentée de quelques traits montpelliérains. Voici donc un nouveau canton (Mauguio) qui est (partiellement ?) de langue cévenole.
Lunel et Lunel-Viel
Il reste à étudier le troisième canton de l’Hérault situé à l’est de Montpellier : celui de Lunel. Canton pour nous très intéressant, car il a fourni au moins deux auteurs importants : le Majoral Louis Abric (de Lunel), même s’il s’est surtout fait connaître par ses poèmes en provençal, avait aussi édité en 1910 une œuvre tout en lunellois : Espigas e flous vidourlencas ; quant au felibre Antoine (ou Antonin) Roux, de Lunel-Viel, c’est un auteur très abondant (15 lignes dans le Dictionnaire de Fourié !) qui a édité deux gros ouvrages : La Cansoun dau Dardalhoun (386 pages) et Pescalunetas (283 pages)
Nous l’avons dit, on ne peut guère faire confiance à la graphie des félibres pour notre micro-typologie, mais les cartes de l’atlas semblent bien montrer que Lunel et Lunel-Viel ne connaissent, exactement comme Lansargues, que les traits 1 et 4 pour les rapprocher du montpelliérain, alors qu’ils refusent les traits 2, 3 et 5.
Il y a une logique de terrain dans tout cela : à l’est de Montpellier, le « trait caractéristique du languedocien », à savoir l’inexistence de /v/, semble bien avoir disparu … On peut alors avancer (mais prudemment cependant : nous n’avons aucun rêve d’annexion) que les parlers entre Montpellier et Nîmes sont soit provençaux comme à Marsillargues, soit cévenols comme à Lunel, les deux localités n’étant séparées que par 4 kilomètres.
Un coup d’œil sur l’énorme étude de Ronjat (Grammaire istorique…, 4 volumes) devrait conforter notre affirmation : le tome 4 parle justement des dialectes, et de la zone qui nous intéresse :
« Montpellier… prononce U [ö]… -A reste ; CH, J confondus en fonèmes de tipe [č] » (page 14) : on retrouve ici nos traits 1, 2 et 4. Le trait 3 est, pour Ronjat comme pour Lamouche, constitutif du « groupe languedocien-guyennais », cf. page 5. Notre trait 5, pourtant bien établi et très caractéristique, ne semble pas avoir retenu l’attention de Ronjat… Mais voici ce qu’il ajoute, page 15 :
« A l’est, la région de Lunel et de Lansargues distingue V de B, CH de J » : on retrouve donc chez Ronjat la même contradiction que chez Lamouche, ce qui arrive à faire douter du sérieux de leur classement dialectal : tout le « languedocien » (et donc le « montpelliérain ») confond B et V… sauf Sommières, le cévenol, Lunel et Lansargues ! On définit aussi le montpelliérain avec nos traits 2 et 4… mais on y inclut des zones qui ne les connaissent pas !
On dira ce qu’on veut de notre lecture des faits, mais la prise en compte de la réalité « langue cévenole » permet au moins d’introduire une cohérence dans ce calamiteux fouillis des linguistes-félibres…bafouillage qu’on retrouve, du reste, pour le nord de notre domaine : nous avons déjà analysé cette impossibilité à faire rentrer les parlers ardéchois et lozériens dans les cadres « languedocien » ou « auvergnat » de « la langue d’oc / occitan », que ce soit chez Ronjat ou chez les occitanistes, cf. notre Grammaire cévenole, 4e partie, pages 30-36.
Que reste-t-il du « sous-dialecte montpelliérain » ?
Peu de chose entre Montpellier et le Gard, si l’on songe que Lansargues n’est qu’à 18 km à l’est de Montpellier… Ce qu’il nous importe ici de constater, c’est qu’entre le chef-lieu de l’Hérault et celui du Gard, on rencontre trois variétés de langue d’oc, et non deux comme les dialectologues l’ont prétendu : le montpelliérain rencontre le cévenol du côté de Lunel ou Lansargues, et le provençal du côté de Marsillargues.
Une phrase aussi simple que « je veux les voir » se dira :
à Montpellier LOUS BOLE BEIDE
à Lansargues / Lunel LOUS VOLE VEIRE
à Marsillargues LEI VOLE VEIRE
Comme nous l’avons souvent fait remarquer, le cévenol est un groupe linguistique qui est irréductible aux groupes « languedocien » et « provençal », sauf à produire les contorsions dénoncées plus haut : « tous les parlers languedociens ignorent le V sauf le cévenol ». Il est vrai que le père de la linguistique occitane, Alibert, nous avait habitués à ce genre de contradictions puisqu’il affirme dans sa Gramatica que tous les parlers languedociens sont en CA- sauf en Lozère où l’on peut aussi dire CHA-. Mais si l’on veut aborder sérieusement les problèmes, en dehors justement de toute idéologie simplificatrice et centralisatrice, on évitera ce genre d’affirmation contradictoire pour s’en tenir aux faits et à eux seuls : il ne s’agit pas de nier l’existence d’une réalité linguistique montpelliéraine (notre typologie est fort claire à ce sujet), mais de rendre à César ce qui lui appartient : la carte du « montpelliérain » dessinée par Lamouche correspond à une seule réalité linguistique, la seule que les félibres de Montpellier aient accepté de noter dans leur graphie : c’est la présence du –A en finale de mot. Avec un seul critère phonétique, on crée un sous-dialecte… qui, pendant qu’on y est, pourrait tranquillement inclure une bonne partie du domaine provençal gardois, le pays niçois et la moitié du Velay…
Notre propre typologie, basée sur 5 faits (dont celui-ci) qui touchent des milliers et des milliers de mots, apparaît comme bien plus apte à déterminer les limites du vrai « sous-dialecte montpelliérain » : on pourra sans peine rattacher à Montpellier un parler voisin qui connaît 4 des 5 traits (Castries en est l’exemple, cf. plus haut), et peut-être même 3 sur les 5 ; mais on devra absolument exclure de la zone montpelliéraine un parler qui, comme à Lansargues ou Lunel, n’en présente que 2… quant au rattachement de Sommières au montpelliérain, ce n’est au mieux qu’une aimable plaisanterie, et au pire un des nombreux essais d’impérialisme languedocien, le Félibrige local ayant ici joué le rôle (peu enviable à nos yeux) de précurseur de l’idéologie graphique occitaniste.
Linguistique et idéologie
Pourquoi n’avoir choisi qu’un seul critère pour définir le montpelliérain ? C’est Lamouche lui-même qui donne la réponse dans les premiers paragraphes de son étude sur la question, et on va découvrir que cette réponse est toute idéologique : j’ignore si cette présentation de son travail a été reproduite dans les éditions ultérieures de 1902 et 1942 (la version accessible sur le web ne la donne pas), mais on y trouve, clairement exprimés, tous les fantasmes de l’occitanisme : dialecte de référence, dialecte central, importance capitale donnée à une seule lettre (le –A final), mystique des Troubadours et de la Catalogne, regrets que Mistral ne soit pas né en Languedoc ( !). Bref, le Félibrige languedocien a construit un beau nid douillet dans lequel le coucou occitan n’a eu que la peine de s’installer…
Voici ce qu’écrit Lamouche dans la Campana de Magalouna, n° 166, en juin 1899 (ce qui est souligné en lettres grasses l’est par moi) :
« Enfin, une autre considération vient encore augmenter l’importance du montpelliérain. Parlé dans une région moyenne, à l’extrémité orientale du Languedoc, limitrophe du domaine linguistique provençal qui commence au Vidourle, le parler de Montpellier tient à la fois des deux grands dialectes voisins et forme une transition naturelle de l’un à l’autre. Sur un fonds nettement languedocien, sa phonétique, sa grammaire et son vocabulaire offrent plus d’une analogie avec le provençal. Grâce à la conservation en finale de l’A, la véritable lettre de noblesse d’un idiome roman, suivant l’expression de notre savant maître M. Chabaneau, son aspect rappelle celui de l’ancienne langue classique des Troubadours, ainsi que du catalan. On peut donc considérer le montpelliérain comme une sorte de moyenne entre les différents dialectes de la langue d’Oc, et il serait permis, à ce propos, de regretter que la pléiade qui a procuré par ses chefs-d’œuvre une si glorieuse renaissance à la langue méridionale, n’ait pas chanté sur les bords du Lez plutôt que sur ceux du Rhône. Mireille ou la Vénus d’Arles y auraient sans doute perdu en grâce et en harmonie, car la sonorité un peu rude du languedocien, frère de l’espagnol, ne peut se comparer à la molle douceur que le provençal doit, comme l’italien, à la chute des consonnes finales, mais elles eussent été plus accessibles à la masse des populations de toutes les régions du Midi, de l’Adour à l’Hérault et des Monts d’Auvergne aux Pyrénées et à l’Ebre. »
Je laisse les gens « de l’Adour et des Pyrénées » décider si le montpelliérain leur est plus accessible que le provençal (la réponse, à mon sens, étant « ni l’un ni l’autre »), et de même pour les gens des « Monts d’Auvergne » (là je crois savoir leur réponse : c’est le provençal qui leur est nettement plus accessible). Quant aux gens « de l’Ebre », il y a bien longtemps que ce genre de fantasme les fait sourire de pitié…
On touche ici du doigt les méfaits d’une idéologie centralisatrice que Mistral, par naïveté linguistique ou par mauvais calcul politique, a laissé s’installer au cœur du Félibrige. Son « empèri dóu soulèu » se cherche un centre, voire une capitale, et chacun va tirer la couverture à soi : pour Mistral c’est Arles, pour les Languedociens c’est Montpellier (comme ci-dessus chez Lamouche) ou Toulouse. Mais ce n’est jamais Nice, ni Foix, ni Aurillac, et on peut comprendre que les « dialectes périphériques », Gascons, Auvergnats ou Niçois, ne se soient guère sentis concernés par ce genre de débat, et même qu’ils l’aient ressenti comme une menace pour la conservation de leur propre « dialecte » face aux visées clairement impérialistes d’Arles, Toulouse ou Montpellier. C’est sans doute là une des principales difficultés du Félibrige à « régner » en-dehors de son champ-clos provençal, et de l’occitanisme à vouloir imposer, au-dessus des « dialectes », un languedocien-montpelliérain qui n’a même plus le goût du terroir, grâce au travail préparatoire de déconstruction opéré par les félibres languedociens.
Ce sont là des difficultés d’ordre psychologique (personne n’aime à admettre la « supériorité » d’un parler sur le sien, d’une région sur la sienne), mais aussi et avant tout d’ordre linguistique : tous les Félibriges et tous les Instituts d’Etudes Occitanes du monde n’arriveront pas à faire croire à un Niçois et à un Gascon qu’ils écrivent ou parlent la même langue. D’ailleurs, combien de Niçois achètent-ils de la littérature gasconne, et combien de Gascons se délectent-ils d’ouvrages en nissart ? A quelques kilomètres de distance, le montpelliérain tel qu’il est réellement parlé sonne déjà assez étrangement aux oreilles d’un Cévenol pour que la démonstration n’ait pas besoin d’être poursuivie. On peut bien sûr (c’est même un devoir) affirmer une unité de principe qui est surtout une unité de destin : c’est l’honneur du Félibrige de continuer à affirmer haut et fort cette unité-là. Mais en faire un dogme linguistique intangible risquerait de détourner du Félibrige ceux qui, détenteurs d’un trésor linguistique familial ou étroitement régional, n’auront nulle envie ni nul besoin de lâcher la proie pour l’ombre et leur parladure authentique pour une « langue d’oc » aussi vague que chimérique à leurs yeux, surtout si on la maquille comme l’ont fait les félibres de Montpellier.
Mistral, en l’occurrence, aurait été mieux inspiré de rappeler ces félibres de Montpellier (et des Cévennes) au respect de sa philosophie graphique et de les empêcher d’en entreprendre sournoisement la démolition comme ce fut le cas dans la Campana de Magalouna.
Remarquons, pour modérer et relativiser notre propos, que Lamouche n’a jamais été une figure de proue du Félibrige, et que le Majoral de Tourtoulon finit par en démissionner : les félibres d’aujourd’hui peuvent donc appréhender avec sérénité le problème, toujours actuel, de l’adéquation entre la réalité d’un parler et sa graphie. Rappelons aussi qu’en matière de linguistique et de politique linguistique, Mistral ne s’étant pas montré sans défaut, il est de notre devoir de linguiste et de félibre d’apporter des critiques constructives ; et rappelons finalement qu’on ne peut en aucun cas incriminer le Félibrige actuel pour les erreurs ou les manquements du Félibrige du XIXe siècle.
Ecrire en montpelliérain
A vouloir dissimuler 4 des 5 grandes particularités de leur parler (et bien d’autres, cf. plus bas), les félibres de Montpellier auront réussi ce pitoyable tour de force : rendre l’écriture patoise plus authentique et fiable, donc plus digne de respect que la leur ! Voici pour preuve quelques graphies tirées d’un petit opuscule anonyme de 1878 (signé B.B.) qu’on peut lire sur internet et qui s’intitule A l’occasioun de la réunioun das latins, avec pour sous-titre : Ensach de rimas popeulèras. Sur 5 petites pages de texte, nous retrouverons sans peine les traits 2 à 5 qui faisaient honte à nos félibres de La Campana de Magalouna :
2 J > CH : « chinouls », « achas » (= ajas), « oublicharen », « chour », « chés » (=ges)…
3 V > B : « bey », « bòus », « bouguen »…
4 [ö] pour U : « popeulèras » dans le sous-titre, « creuels »
5 [d] pour -R- : « ranimadai », p.8 ; « padiè », p.6, « èdes », « abeouda »…
Un rapide survol de l’ALLOr va permettre de se poser bien d’autres questions sur la curieuse façon qu’eurent les félibres montpelliérains d’écrire leur langue :
- pourquoi écrire LH ce que partout on prononce [y] comme en Provence (cartes 615, 815, etc) ? Que diraient les félibres provençaux si on leur imposait d’écrire « Dins si quinge an èro Mirèlho… / Coustiero bluio de Font-Vièlho… » ?
- pourquoi écrire des –S du pluriel qu’on ne prononce pas dans l’est de l’Hérault (cartes 500, 589, etc) ? Que diraient les félibres provençaux si on leur imposait d’écrire « Car cantan que pèr vautres, o pastres e gènts di mas » ?
- pourquoi écrire des finales de verbes en –OUN, alors que dans toute la région on prononce –OU (cartes 615, 616, etc) ? Que diraient les félibres provençaux si à l’inverse on exigeait d’eux qu’ils écrivent, comme les Cévenols, « pàrlou au catou » en lieu et place de leur « parlon au catoun » ?
Ronjat signale en outre que les occlusives finales ne se prononcent plus à « Alès, Sommières, Lunel et Lansargues », c’est-à-dire dans cet espace que nous appelons « cévenol » parce qu’à l’évidence il n’est ni « languedocien/montpelliérain » ni provençal.
À Lunel, nous rencontrerons le Majoral Louis Abric, qui écrit ses premiers poèmes en « languedocien » (Espigas e flous vidourlencas, 1910)… c’est-à-dire en cévenol : on comprend mieux pourquoi un de ses poèmes a été adopté comme un texte du folklore local au cœur de nos Cévennes gardoises, à St-André-de-Majencoules ! Abusé par les affirmations de l’auteur du blog reproduisant ce texte, je l’avais moi-même donné comme « anonyme » dans mon Anthologie des auteurs discrets (CALICE n°6, Aigo Vivo 2011).
Voici donc deux Majoraux (Abric de Lunel et Langlade de Lansargues) qui échappent à la gloutonnerie montpelliéraine : mais la capitale régionale a assez de bons auteurs locaux pour se dispenser d’annexer les nôtres (même si on peut comprendre que des noms comme Abric, Langlade et surtout Favre puissent avoir aiguisé les appétits).
Il faut dire que les félibres montpelliérains se sont placés d’eux-mêmes dans une position curieuse : à vouloir écrire leur propre parler en cachant toutes ses particularités, ils en sont arrivés à écrire une langue certes bien plus « classique » (ce purisme félibréen étant à l’occasion tout aussi détestable que l’occitaniste), mais du coup leur « montpelliérain » trafiqué ressemble furieusement à du cévenol authentique !
Comme nous n’avons pas de sentiment hostile à leur égard, nous recevons le fait comme un hommage rendu à la langue cévenole… tout en déconseillant fortement aux écrivains de Montpellier et d’ailleurs de vouloir pasticher leurs voisins, leur propre langage étant tout aussi respectable et la graphie mistralienne étant parfaitement apte à en reproduire les caractéristiques.
Et dans le cas contraire (car c’est le droit le plus absolu d’un écrivain d’oc que de se donner une graphie de son choix), si on veut vraiment écrire du « languedocien de référence » et pasticher les Troubadours et les Catalans, alors j’avoue que la graphie occitane me semble et plus efficace et plus digne, car elle affiche clairement ses objectifs.
Pour nous, tenants de l’existence concrète d’une langue cévenole et d’une littérature engendrée par elle, la délimitation entre les deux groupes est à l’évidence une question d’importance : où s’arrêtent précisément, au sud, les parlers de type cévenol ? Jusqu’ici, nous avions donné comme limite méridionale le pays de Sommières, mais nous avons éprouvé le besoin d’étudier de plus près ce « montpelliérain » voisin. Nous nous attacherons donc, dans un premier temps, à établir ce qui différencie ces deux unités linguistiques. Pour cela, nous prendrons une typologie classique du montpelliérain et en extrairons les éléments qu’on ne retrouve pas en cévenol : on obtiendra ainsi une typologie contrastive qui permettra de définir plus clairement le « sous-dialecte » montpelliérain.
Normalement, c’est l’écriture qui doit prendre en charge les caractéristiques d’un dialecte ou sous-dialecte : on sait que les occitanistes nient largement cette obligation, avec leur idéologie de la « graphie-support » (une seule graphie pour une multitude de prononciations), mais même eux sont bien obligés de reconnaître qu’on ne peut pas écrire « cant » à la place de « chant », ni « mèl » à la place de « mèu ». Quant aux félibres, inspirés par l’exemple du Tresor dóu Felibrige, ils devraient aussi admettre (et bien plus largement, bien plus spontanément que les occitanistes) que c’est la prononciation qui guide l’écriture. On verra les limites de cette pratique de la graphie mistralienne à Montpellier…
Notre premier but est donc d’établir une mini-typologie du montpelliérain en ne retenant que les faits stables, massifs et qui font contraste avec les faits voisins du cévenol et du provençal : c’est la PRONONCIATION, les faits de phonétique ou de phonologie, qui seront mis en avant : personne n’attendrait que des groupes voisins opposent de façon aussi nette leur lexique ou leur morphologie.
Une seconde raison qui nous pousse à privilégier la phonétique, c’est l’existence d’un Atlas Linguistique du Languedoc Oriental (ALLOr) qui comprend l’ensemble des départements de l’Hérault et du Gard : on aura donc l’occasion de vérifier concrètement le fonctionnement de notre typologie.
Une troisième raison sera l’attitude même des linguistes qui se sont occupés du problème : les mistraliens (ou prétendus tels) TOURTOULON et LAMOUCHE, le mistralien RONJAT puis les occitanistes (on sait que l’Université de Montpellier en est un vivier depuis que Lafont y fit son entrée), tous ont mis en avant, dans leurs études dialectales, le fait suivant : ce qui caractérise le « dialecte languedocien », c’est la confusion des phonèmes /b/ et /v/, ou si l’on préfère la disparition du phonème /v/. Lamouche donne ce fait comme constitutif de « tous les parlers languedociens SAUF LE CEVENOL » (souligné par nous) dans sa Grammaire (Campana de Magalouna n°171). Nous aurons bien sûr à commenter cette contradiction entre le « fait constitutif languedocien » (inexistence de /v/) et l’inclusion du cévenol dans ce même « dialecte languedocien »…
Typologie du montpelliérain
C’est TOURTOULON qui le premier établit les caractéristiques du montpelliérain, dans le premier volume de la Revue des Langues Romanes en 1870. Si l’on ne tient compte que de ce qui oppose sa phonétique/phonologie à celle du cévenol, on obtient la mini-typologie suivante :
1 finales atones en –A : même si le fait est connu ponctuellement en Cévennes (à Saint-Jean-de-Serres, canton de Lédignan), on admettra sans peine qu’il s’agit d’un trait caractéristique du montpelliérain. (cévenol, provençal : -O)
2 confusion des phonèmes /č/ et /ğ/ : aucun parler cévenol ne fait cette confusion entre (la pacho) et (la pajo)
3 confusion des phonèmes /b/ et /v/ : on a vu que c’est le trait considéré comme le plus caractéristique du languedocien. On constatera qu’une partie du domaine cévenol (dialecte occidental) connaît cette confusion, mais le dialecte cévenol méridional (celui qui touche le domaine montpelliérain) ne confond pas (la boto) avec (la voto).
4 prononciation [ö] du phonème /ü/ : même remarque que pour 1 : cette prononciation ne touche que quelques points cévenols ou provençaux en contact, justement, avec le domaine montpelliérain.
5 prononciation [d] du R intervocalique : cette prononciation est totalement inconnue du cévenol .
Quelques formes contrastées entre montpelliérain et cévenol
1 una fada uno fado
2 una chalada uno jalado
3 beni veni
4 chuesta* justo
5 lou beide lou veire
* Nous appliquons ici au « sous-dialecte montpelliérain » la graphie mistralienne classique, utilisée par Mistral pour noter le [ö] du provençal.
De telles différences devraient être immédiatement perceptibles à la lecture des auteurs d’expression mistralienne, mais on aura la surprise de constater que, très volontairement, les félibres de La Campana de Magalouna ont choisi d’effacer de leur graphie QUATRE de ces cinq particularités : c’est ainsi qu’ils recommandent expressément de ne pas confondre B et V d’une part, CH et J d’autre part, et de maintenir les graphies U et R là où on prononce [ö] et [d].
Nos graphies (pourtant bien mistraliennes) 2, 3, 4 et 5 sont remplacées par :
2 una jalada
3 veni
4 justa
5 lou veire.
La Campana de Magalouna, organe officieux voire officiel du Félibrige à Montpellier, appliquera dès ses débuts cette normalisation graphique, qui préfigure et prépare la normalisation occitaniste…
Heureusement, il nous reste deux sources de renseignements : d’une part les textes patois, d’autre part les données phonétiques de l’Atlas Linguistique du Languedoc Oriental (ALLOr) qui couvre l’ensemble de l’Hérault et du Gard.
La Grammaire de Lamouche
C’est justement dans La Campana de Magalouna que le linguiste Lamouche fait paraître sa Grammaire du montpelliérain. Il l’accompagne d’une carte de son domaine : elle englobe dans le Gard Sommières (« le langage de Sommières est complètement montpelliérain », n° 168) et même Aubais et Gallargues, mais elle exclut par contre Ganges et Saint-Bauzille qui sont déclarées cévenoles, et Marsillargues qui est tenue pour provençale.
Le problème est que Lamouche ne dit nulle part sur quel(s) critère(s) il trace les limites de son « montpelliérain » : c’est cette limite que nous voulons établir d’une façon un peu plus précise, en utilisant la mini-typologie en 5 points établie plus haut et en l’appliquant aux bourgs de cette zone.
Castries et Galargues
L’atlas ALLOr présente, à l’est de Montpellier, deux points que Lamouche revendique pour son domaine : 34.15 (Castries) et 34.16 (Galargues, à ne pas confondre avec le Gallargues gardois). Nos 5 points de phonétique/phonologie sont très simples à vérifier car de nombreuses cartes les présentent : nous écrivons OUI quand l’atlas confirme la typologie, et NON quand il l’infirme. Nous donnons en référence la première carte d’atlas que nous avons consultée : il est évident qu’on retrouvera ces données à de multiples reprises dans d’autres cartes. Le sigle MTP donne la forme recueillie autour de Montpellier :
1 (-a final) : carte 2 (étoile) OUI : estèla
2 (J = CH) : carte 30 (pluie) OUI pour Castries mais NON pour Galargues qui dit plòja (comme Marsillargues), MTP : plòcha
3 (V= B) : carte 18 (vent) OUI pour Castries mais NON pour Galargues qui dit ven(t), MTP : ben(t)
4 ([ö] pour U) : carte 19 (souffle) OUI pour Castries mais NON pour Galargues qui dit boùfa, MTP : buefa
5 ([d] pour -R-) : carte 93 (rivière) NON pour Castries qui dit ribièira et NON pour Galargues qui dit rivièira, MTP : ribièida
Résultats : Castries OUI 4 NON 1
Galargues OUI 1 NON 4
Sommières
Très clairement on constate qu’une frontière passe entre Castries (qui se rattache à Montpellier) et Galargues qui ne peut en aucune façon être défini comme « montpelliérain » : or Galargues est tout proche de Sommières, et la graphie du plus grand écrivain de cette région, l’abbé Jean-Baptiste FAVRE, ne fait que confirmer ce fait : les points 2 à 5 lui sont inconnus. (Dossier critique, CRDP Montpellier 1988 pages 112-113). Voir à ce sujet notre étude détaillée dans Grammaire cévenole 4e partie (les dialectes), Aigo Vivo n°77, pages 39-45
Résultats : Sommières OUI 1 NON 4
Lansargues
Nous avons pu séparer facilement Sommières et Galargues du domaine montpelliérain pour les rattacher au domaine cévenol ; une autre étude de Tourtoulon, toujours dans la Revue des Langues Romanes, va maintenant attirer notre attention : en 1873, il publie sa « Note sur une sous-variété du dialecte de Montpellier » pour décrire la langue d’un futur majoral du Félibrige, Alexandre Langlade, originaire de Lansargues. Or Lansargues ne se trouve qu’à quelques kilomètres à l’est de Montpellier, et Tourtoulon dans sa présentation (sommaire) présente les résultats suivants pour notre mini-typologie :
1 OUI
2 NON
3 NON
4 ?
5 NON
L’ALLOr permet d’affirmer que Lansargues prononce [ö] (point 4). On trouve donc 2 traits montpelliérains (points 1 et 4) mais 3 « non-montpelliérains », que l’on ne peut pas qualifier de « provençaux » parce qu’à Lansargues l’article pluriel est LOUS, LAS… mais qu’on pourra sans crainte qualifier de « cévenols », surtout si l’on y rajoute d’autres caractéristiques du parler de Lansargues tel que décrit par Tourtoulon :
formes « sian, saren »,
formes en AU- (aublida),
chute des -T, -C et –CH en fin de mot,
formes en -OU comme (capelou), (vènou),
traitement de -LL- dans (brunla, barunla),
passage de (lioc) à (io),
prononciation -IU et non -IEU,
préposition EMBÉ, etc.,
toutes formes qu’un Cévenol reconnaîtra immédiatement comme siennes…Lansargues et son écrivain Langlade sont nettement de langue cévenole, langue agrémentée de quelques traits montpelliérains. Voici donc un nouveau canton (Mauguio) qui est (partiellement ?) de langue cévenole.
Lunel et Lunel-Viel
Il reste à étudier le troisième canton de l’Hérault situé à l’est de Montpellier : celui de Lunel. Canton pour nous très intéressant, car il a fourni au moins deux auteurs importants : le Majoral Louis Abric (de Lunel), même s’il s’est surtout fait connaître par ses poèmes en provençal, avait aussi édité en 1910 une œuvre tout en lunellois : Espigas e flous vidourlencas ; quant au felibre Antoine (ou Antonin) Roux, de Lunel-Viel, c’est un auteur très abondant (15 lignes dans le Dictionnaire de Fourié !) qui a édité deux gros ouvrages : La Cansoun dau Dardalhoun (386 pages) et Pescalunetas (283 pages)
Nous l’avons dit, on ne peut guère faire confiance à la graphie des félibres pour notre micro-typologie, mais les cartes de l’atlas semblent bien montrer que Lunel et Lunel-Viel ne connaissent, exactement comme Lansargues, que les traits 1 et 4 pour les rapprocher du montpelliérain, alors qu’ils refusent les traits 2, 3 et 5.
Il y a une logique de terrain dans tout cela : à l’est de Montpellier, le « trait caractéristique du languedocien », à savoir l’inexistence de /v/, semble bien avoir disparu … On peut alors avancer (mais prudemment cependant : nous n’avons aucun rêve d’annexion) que les parlers entre Montpellier et Nîmes sont soit provençaux comme à Marsillargues, soit cévenols comme à Lunel, les deux localités n’étant séparées que par 4 kilomètres.
Un coup d’œil sur l’énorme étude de Ronjat (Grammaire istorique…, 4 volumes) devrait conforter notre affirmation : le tome 4 parle justement des dialectes, et de la zone qui nous intéresse :
« Montpellier… prononce U [ö]… -A reste ; CH, J confondus en fonèmes de tipe [č] » (page 14) : on retrouve ici nos traits 1, 2 et 4. Le trait 3 est, pour Ronjat comme pour Lamouche, constitutif du « groupe languedocien-guyennais », cf. page 5. Notre trait 5, pourtant bien établi et très caractéristique, ne semble pas avoir retenu l’attention de Ronjat… Mais voici ce qu’il ajoute, page 15 :
« A l’est, la région de Lunel et de Lansargues distingue V de B, CH de J » : on retrouve donc chez Ronjat la même contradiction que chez Lamouche, ce qui arrive à faire douter du sérieux de leur classement dialectal : tout le « languedocien » (et donc le « montpelliérain ») confond B et V… sauf Sommières, le cévenol, Lunel et Lansargues ! On définit aussi le montpelliérain avec nos traits 2 et 4… mais on y inclut des zones qui ne les connaissent pas !
On dira ce qu’on veut de notre lecture des faits, mais la prise en compte de la réalité « langue cévenole » permet au moins d’introduire une cohérence dans ce calamiteux fouillis des linguistes-félibres…bafouillage qu’on retrouve, du reste, pour le nord de notre domaine : nous avons déjà analysé cette impossibilité à faire rentrer les parlers ardéchois et lozériens dans les cadres « languedocien » ou « auvergnat » de « la langue d’oc / occitan », que ce soit chez Ronjat ou chez les occitanistes, cf. notre Grammaire cévenole, 4e partie, pages 30-36.
Que reste-t-il du « sous-dialecte montpelliérain » ?
Peu de chose entre Montpellier et le Gard, si l’on songe que Lansargues n’est qu’à 18 km à l’est de Montpellier… Ce qu’il nous importe ici de constater, c’est qu’entre le chef-lieu de l’Hérault et celui du Gard, on rencontre trois variétés de langue d’oc, et non deux comme les dialectologues l’ont prétendu : le montpelliérain rencontre le cévenol du côté de Lunel ou Lansargues, et le provençal du côté de Marsillargues.
Une phrase aussi simple que « je veux les voir » se dira :
à Montpellier LOUS BOLE BEIDE
à Lansargues / Lunel LOUS VOLE VEIRE
à Marsillargues LEI VOLE VEIRE
Comme nous l’avons souvent fait remarquer, le cévenol est un groupe linguistique qui est irréductible aux groupes « languedocien » et « provençal », sauf à produire les contorsions dénoncées plus haut : « tous les parlers languedociens ignorent le V sauf le cévenol ». Il est vrai que le père de la linguistique occitane, Alibert, nous avait habitués à ce genre de contradictions puisqu’il affirme dans sa Gramatica que tous les parlers languedociens sont en CA- sauf en Lozère où l’on peut aussi dire CHA-. Mais si l’on veut aborder sérieusement les problèmes, en dehors justement de toute idéologie simplificatrice et centralisatrice, on évitera ce genre d’affirmation contradictoire pour s’en tenir aux faits et à eux seuls : il ne s’agit pas de nier l’existence d’une réalité linguistique montpelliéraine (notre typologie est fort claire à ce sujet), mais de rendre à César ce qui lui appartient : la carte du « montpelliérain » dessinée par Lamouche correspond à une seule réalité linguistique, la seule que les félibres de Montpellier aient accepté de noter dans leur graphie : c’est la présence du –A en finale de mot. Avec un seul critère phonétique, on crée un sous-dialecte… qui, pendant qu’on y est, pourrait tranquillement inclure une bonne partie du domaine provençal gardois, le pays niçois et la moitié du Velay…
Notre propre typologie, basée sur 5 faits (dont celui-ci) qui touchent des milliers et des milliers de mots, apparaît comme bien plus apte à déterminer les limites du vrai « sous-dialecte montpelliérain » : on pourra sans peine rattacher à Montpellier un parler voisin qui connaît 4 des 5 traits (Castries en est l’exemple, cf. plus haut), et peut-être même 3 sur les 5 ; mais on devra absolument exclure de la zone montpelliéraine un parler qui, comme à Lansargues ou Lunel, n’en présente que 2… quant au rattachement de Sommières au montpelliérain, ce n’est au mieux qu’une aimable plaisanterie, et au pire un des nombreux essais d’impérialisme languedocien, le Félibrige local ayant ici joué le rôle (peu enviable à nos yeux) de précurseur de l’idéologie graphique occitaniste.
Linguistique et idéologie
Pourquoi n’avoir choisi qu’un seul critère pour définir le montpelliérain ? C’est Lamouche lui-même qui donne la réponse dans les premiers paragraphes de son étude sur la question, et on va découvrir que cette réponse est toute idéologique : j’ignore si cette présentation de son travail a été reproduite dans les éditions ultérieures de 1902 et 1942 (la version accessible sur le web ne la donne pas), mais on y trouve, clairement exprimés, tous les fantasmes de l’occitanisme : dialecte de référence, dialecte central, importance capitale donnée à une seule lettre (le –A final), mystique des Troubadours et de la Catalogne, regrets que Mistral ne soit pas né en Languedoc ( !). Bref, le Félibrige languedocien a construit un beau nid douillet dans lequel le coucou occitan n’a eu que la peine de s’installer…
Voici ce qu’écrit Lamouche dans la Campana de Magalouna, n° 166, en juin 1899 (ce qui est souligné en lettres grasses l’est par moi) :
« Enfin, une autre considération vient encore augmenter l’importance du montpelliérain. Parlé dans une région moyenne, à l’extrémité orientale du Languedoc, limitrophe du domaine linguistique provençal qui commence au Vidourle, le parler de Montpellier tient à la fois des deux grands dialectes voisins et forme une transition naturelle de l’un à l’autre. Sur un fonds nettement languedocien, sa phonétique, sa grammaire et son vocabulaire offrent plus d’une analogie avec le provençal. Grâce à la conservation en finale de l’A, la véritable lettre de noblesse d’un idiome roman, suivant l’expression de notre savant maître M. Chabaneau, son aspect rappelle celui de l’ancienne langue classique des Troubadours, ainsi que du catalan. On peut donc considérer le montpelliérain comme une sorte de moyenne entre les différents dialectes de la langue d’Oc, et il serait permis, à ce propos, de regretter que la pléiade qui a procuré par ses chefs-d’œuvre une si glorieuse renaissance à la langue méridionale, n’ait pas chanté sur les bords du Lez plutôt que sur ceux du Rhône. Mireille ou la Vénus d’Arles y auraient sans doute perdu en grâce et en harmonie, car la sonorité un peu rude du languedocien, frère de l’espagnol, ne peut se comparer à la molle douceur que le provençal doit, comme l’italien, à la chute des consonnes finales, mais elles eussent été plus accessibles à la masse des populations de toutes les régions du Midi, de l’Adour à l’Hérault et des Monts d’Auvergne aux Pyrénées et à l’Ebre. »
Je laisse les gens « de l’Adour et des Pyrénées » décider si le montpelliérain leur est plus accessible que le provençal (la réponse, à mon sens, étant « ni l’un ni l’autre »), et de même pour les gens des « Monts d’Auvergne » (là je crois savoir leur réponse : c’est le provençal qui leur est nettement plus accessible). Quant aux gens « de l’Ebre », il y a bien longtemps que ce genre de fantasme les fait sourire de pitié…
On touche ici du doigt les méfaits d’une idéologie centralisatrice que Mistral, par naïveté linguistique ou par mauvais calcul politique, a laissé s’installer au cœur du Félibrige. Son « empèri dóu soulèu » se cherche un centre, voire une capitale, et chacun va tirer la couverture à soi : pour Mistral c’est Arles, pour les Languedociens c’est Montpellier (comme ci-dessus chez Lamouche) ou Toulouse. Mais ce n’est jamais Nice, ni Foix, ni Aurillac, et on peut comprendre que les « dialectes périphériques », Gascons, Auvergnats ou Niçois, ne se soient guère sentis concernés par ce genre de débat, et même qu’ils l’aient ressenti comme une menace pour la conservation de leur propre « dialecte » face aux visées clairement impérialistes d’Arles, Toulouse ou Montpellier. C’est sans doute là une des principales difficultés du Félibrige à « régner » en-dehors de son champ-clos provençal, et de l’occitanisme à vouloir imposer, au-dessus des « dialectes », un languedocien-montpelliérain qui n’a même plus le goût du terroir, grâce au travail préparatoire de déconstruction opéré par les félibres languedociens.
Ce sont là des difficultés d’ordre psychologique (personne n’aime à admettre la « supériorité » d’un parler sur le sien, d’une région sur la sienne), mais aussi et avant tout d’ordre linguistique : tous les Félibriges et tous les Instituts d’Etudes Occitanes du monde n’arriveront pas à faire croire à un Niçois et à un Gascon qu’ils écrivent ou parlent la même langue. D’ailleurs, combien de Niçois achètent-ils de la littérature gasconne, et combien de Gascons se délectent-ils d’ouvrages en nissart ? A quelques kilomètres de distance, le montpelliérain tel qu’il est réellement parlé sonne déjà assez étrangement aux oreilles d’un Cévenol pour que la démonstration n’ait pas besoin d’être poursuivie. On peut bien sûr (c’est même un devoir) affirmer une unité de principe qui est surtout une unité de destin : c’est l’honneur du Félibrige de continuer à affirmer haut et fort cette unité-là. Mais en faire un dogme linguistique intangible risquerait de détourner du Félibrige ceux qui, détenteurs d’un trésor linguistique familial ou étroitement régional, n’auront nulle envie ni nul besoin de lâcher la proie pour l’ombre et leur parladure authentique pour une « langue d’oc » aussi vague que chimérique à leurs yeux, surtout si on la maquille comme l’ont fait les félibres de Montpellier.
Mistral, en l’occurrence, aurait été mieux inspiré de rappeler ces félibres de Montpellier (et des Cévennes) au respect de sa philosophie graphique et de les empêcher d’en entreprendre sournoisement la démolition comme ce fut le cas dans la Campana de Magalouna.
Remarquons, pour modérer et relativiser notre propos, que Lamouche n’a jamais été une figure de proue du Félibrige, et que le Majoral de Tourtoulon finit par en démissionner : les félibres d’aujourd’hui peuvent donc appréhender avec sérénité le problème, toujours actuel, de l’adéquation entre la réalité d’un parler et sa graphie. Rappelons aussi qu’en matière de linguistique et de politique linguistique, Mistral ne s’étant pas montré sans défaut, il est de notre devoir de linguiste et de félibre d’apporter des critiques constructives ; et rappelons finalement qu’on ne peut en aucun cas incriminer le Félibrige actuel pour les erreurs ou les manquements du Félibrige du XIXe siècle.
Ecrire en montpelliérain
A vouloir dissimuler 4 des 5 grandes particularités de leur parler (et bien d’autres, cf. plus bas), les félibres de Montpellier auront réussi ce pitoyable tour de force : rendre l’écriture patoise plus authentique et fiable, donc plus digne de respect que la leur ! Voici pour preuve quelques graphies tirées d’un petit opuscule anonyme de 1878 (signé B.B.) qu’on peut lire sur internet et qui s’intitule A l’occasioun de la réunioun das latins, avec pour sous-titre : Ensach de rimas popeulèras. Sur 5 petites pages de texte, nous retrouverons sans peine les traits 2 à 5 qui faisaient honte à nos félibres de La Campana de Magalouna :
2 J > CH : « chinouls », « achas » (= ajas), « oublicharen », « chour », « chés » (=ges)…
3 V > B : « bey », « bòus », « bouguen »…
4 [ö] pour U : « popeulèras » dans le sous-titre, « creuels »
5 [d] pour -R- : « ranimadai », p.8 ; « padiè », p.6, « èdes », « abeouda »…
Un rapide survol de l’ALLOr va permettre de se poser bien d’autres questions sur la curieuse façon qu’eurent les félibres montpelliérains d’écrire leur langue :
- pourquoi écrire LH ce que partout on prononce [y] comme en Provence (cartes 615, 815, etc) ? Que diraient les félibres provençaux si on leur imposait d’écrire « Dins si quinge an èro Mirèlho… / Coustiero bluio de Font-Vièlho… » ?
- pourquoi écrire des –S du pluriel qu’on ne prononce pas dans l’est de l’Hérault (cartes 500, 589, etc) ? Que diraient les félibres provençaux si on leur imposait d’écrire « Car cantan que pèr vautres, o pastres e gènts di mas » ?
- pourquoi écrire des finales de verbes en –OUN, alors que dans toute la région on prononce –OU (cartes 615, 616, etc) ? Que diraient les félibres provençaux si à l’inverse on exigeait d’eux qu’ils écrivent, comme les Cévenols, « pàrlou au catou » en lieu et place de leur « parlon au catoun » ?
Ronjat signale en outre que les occlusives finales ne se prononcent plus à « Alès, Sommières, Lunel et Lansargues », c’est-à-dire dans cet espace que nous appelons « cévenol » parce qu’à l’évidence il n’est ni « languedocien/montpelliérain » ni provençal.
À Lunel, nous rencontrerons le Majoral Louis Abric, qui écrit ses premiers poèmes en « languedocien » (Espigas e flous vidourlencas, 1910)… c’est-à-dire en cévenol : on comprend mieux pourquoi un de ses poèmes a été adopté comme un texte du folklore local au cœur de nos Cévennes gardoises, à St-André-de-Majencoules ! Abusé par les affirmations de l’auteur du blog reproduisant ce texte, je l’avais moi-même donné comme « anonyme » dans mon Anthologie des auteurs discrets (CALICE n°6, Aigo Vivo 2011).
Voici donc deux Majoraux (Abric de Lunel et Langlade de Lansargues) qui échappent à la gloutonnerie montpelliéraine : mais la capitale régionale a assez de bons auteurs locaux pour se dispenser d’annexer les nôtres (même si on peut comprendre que des noms comme Abric, Langlade et surtout Favre puissent avoir aiguisé les appétits).
Il faut dire que les félibres montpelliérains se sont placés d’eux-mêmes dans une position curieuse : à vouloir écrire leur propre parler en cachant toutes ses particularités, ils en sont arrivés à écrire une langue certes bien plus « classique » (ce purisme félibréen étant à l’occasion tout aussi détestable que l’occitaniste), mais du coup leur « montpelliérain » trafiqué ressemble furieusement à du cévenol authentique !
Comme nous n’avons pas de sentiment hostile à leur égard, nous recevons le fait comme un hommage rendu à la langue cévenole… tout en déconseillant fortement aux écrivains de Montpellier et d’ailleurs de vouloir pasticher leurs voisins, leur propre langage étant tout aussi respectable et la graphie mistralienne étant parfaitement apte à en reproduire les caractéristiques.
Et dans le cas contraire (car c’est le droit le plus absolu d’un écrivain d’oc que de se donner une graphie de son choix), si on veut vraiment écrire du « languedocien de référence » et pasticher les Troubadours et les Catalans, alors j’avoue que la graphie occitane me semble et plus efficace et plus digne, car elle affiche clairement ses objectifs.
(Yves Gourgaud, mai 2011)
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