samedi 24 avril 2010

Ive Gourgaud : IDENTITE AUVERGNATE - LA PREUVE PAR CINQ

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Cénotaphe de Bertrand du Guesclin
à Châteauneuf-de-Randon
en Lozère



IDENTITE AUVERGNATE : LA PREUVE PAR CINQ


Et si nous parlions de linguistique ?

Et de linguistique auvergnate ?

Oh, rassurez-vous : pas à partir de savantes études, mais à partir d’intuitions. Et commençons par la « bible » de la parole auvergnate qui va nous servir de point de départ : c’est un ouvrage très impressionnant par son format et par son poids, par son titre aussi : Atlas Linguistique et Ethnographique du Massif Central (en général réduit au sigle ALMC). Cette oeuvre monumentale compte 4 volumes : les 3 premiers présentent des cartes de la région étudiée : les départements de l’Ardèche, de la Haute-Loire, du Cantal, de l’Aveyron et de la Lozère. Sur chaque carte (et il y en a 1876 !) on trouve la prononciation exacte (en écriture phonétique) d’un mot ou d’une expression, et cela pour chacun des 55 villages ou villes qui ont constitué les points d’enquête.
Le dernier volume, plus petit, présente une carte d’ensemble dont nous reparlerons, des considérations générales sur la région et ses patois, la liste des personnes interrogées (les témoins) dans chaque localité, la liste complète des questions posées et finalement la liste alphabétique des mots français avec le numéro de la carte où on trouvera les équivalents en langue d’oc.

Ajoutons, pour faire mieux comprendre qu’on a là l’équivalent moderne du travail colossal de Mistral au XIXe siècle, que les 1876 cartes sont suivies de listes grammaticales : pour chaque localité, on a les nombres de un à cent, puis la conjugaison complète des verbes les plus utilisés : Etre, Avoir, Chanter (modèle pour le 1er groupe des verbes), Vendre, Entendre, Guérir (modèles pour les 2e et 3e conjugaisons), Aller, Faire, Boire, Vouloir...
La zone auvergnate est très largement représentée, puisque l’Atlas recouvre toute sa partie sud. Or, si chacun sait que la partie nord (le Puy-de-Dôme) est auvergnate (qui irait nier qu’à Clermont on parle auvergnat ?), la partie sud est disputée : jusqu’où parle-ton l’auvergnat ?

Alain Broc s’élève avec vigueur contre l’ idée qui voudrait que l’auvergnat soit un dialecte « nord-occitan », c’est-à-dire que seraient auvergnats ceux qui disent LA VACHO / BACHO et non auvergnats ceux qui disent (ou écrivent) LA VACO / BACO. Vermenouze, le grand écrivain du Cantal, dit « lo baco », et pourtant il s’est toujours affirmé auvergnat.

Il n’est que trop exact que les linguistes en chambre (ceux qui tracent des lignes de partage sans connaître ni la situation sur place ni surtout la mentalité de ceux qui parlent la langue) prétendent qu’à Aurillac on parle « languedocien »... Et même un linguiste de terrain, comme le Frère Nauton, auteur de ce magnifique Atlas (ALMC), semble leur donner raison, car la carte générale de la page 14 du tome IV (qui présente les cinq départements avec les points d’enquête et leur numéro) est traversée par deux lignes qui semblent très importantes pour Nauton :

Au nord du domaine, une ligne coupe en deux la Haute-Loire et l’Ardèche : c’est la ligne dite de « la chute des occlusives intervocaliques », qui sépare les terres (au nord de cette ligne) où pour dire « elle est allée » on dit « es anà », et les terres du sud où on dit « es anado ».
Au centre du domaine, on trouve cette fameuse ligne qui sépare ceux qui au nord disent LA CHABRO et ceux du sud qui disent LA CABRO : cette ligne coupe en deux le Cantal et la Lozère.
Des cinq départements, donc, un seul se retrouve intact sur la carte : l’Aveyron.
Mais sur le terrain, je n’ai jamais eu l’impression, pour ma part, que les gens attachaient beaucoup d’attention à ces « limites » : sur les marchés et les foires, les Vaco et autres Cabro se sont toujours vendues ni mieux ni plus mal que les Chabro ou Vacho !


Les « intuitions » de Nauton sont celles d’un linguiste (et d’un linguiste exceptionnel, je le souligne) : ce ne sont pas celles des gens ordinaires. Il faut prendre un autre point de départ, et je vous propose d’étudier ce qui, depuis toujours, est apparu aux yeux de tous comme une caractéristique linguistique des Auvergnats : ils chuintent en parlant, c’est-à-dire qu’ils ont tendance à prononcer les S comme des CH (c’est très approximatif comme jugement, mais ça correspond à une constatation générale et populaire)

Vous devez connaître cette « histoire auvergnate » : Une jeune fille entre dans un café d’Auvergne pour faire une quête, et s’adressant au patron elle lui dit : « C’est pour l’Evêché ». Ce à quoi il répond aimablement : « Les véchés ? Au fond du couloir à gauche ! »


Un autre exemple du caractère populaire de cette prononciation auvergnate, c’est l’album d’Astérix chez les Arvernes. Que les Auvergnats puissent être parfois agacés par cette remarque, rien de plus normal : personne n’aime être moqué sur son accent. Mais ils se consoleront aisément en pensant que le « chuintement » du S, phénomène qu’en linguistique on appelle « palatalisation », est un phénomène absolument régulier et répandu dans de grandes langues comme le portugais (AS MENINAS se prononce « ach meninach »), le polonais (où le son CH s’écrit SZ) et bien d’autres dans le monde. Les Roumains ont même une lettre spéciale pour écrire le son CH : c’est un S avec une cédille.

Si cette particularité des Auvergnats est si connue, c’est qu’elle a frappé depuis longtemps l’oreille des non auvergnats : c’est bien la preuve qu’on a là un vrai marqueur d’identité linguistique. Reste à savoir, grâce à l’ALMC, jusqu’où va ce phénomène de « palatalisation » ou de « chuintement » du son S, et c’est là que je sors ma « preuve par cinq »

En effet, le mot « 5 » offre, pour l’ensemble du domaine, la rencontre d’un S et d’un I, voyelle dite « palatale », c’est-à-dire qui entraîne le chuintement typiquement auvergnat. Commençons par voir la répartition des 55 points d’enquête de l’ALMC :
La Haute-Loire présente les points 1-4, 9-12 et 19-24 ;
l’Ardèche a les points 5-8, 27, 31, 35 et 36 ;
le Cantal a les points 13-18 et 40-44 ;
la Lozère a les points 25-26, 28-30, 32-34, 37-39 ;
et l’Aveyron les points 45 à 55.
Si cette numérotation peut paraître bizarre à première vue, elle s’éclaire quand on voit la carte citée plus haut : par exemple les 8 premiers points sont ceux de la « zone nord » de la première « ligne de démarcation »; et les parlers en CHA occupent les points 1 à 37, alors que ceux en CA sont numérotés de 38 à 55. Autrement dit, le linguiste Nauton a constaté deux faits linguistiques et il a ensuite numéroté ses points d’enquête en fonction de ces deux faits : comme quoi même les savants les plus sérieux n’échappent pas à une idéologie qui les pousse, comme tout le monde, à présenter les faits d’après leurs propres idées...
Voyons maintenant les endroits où on dit « chinq », avec un son « ch » très clairement noté et qui va s’opposer au son « s » des autres points d’enquête : les 55 prononciations de ce chiffre 5 se trouvent dans la liste 1877. Je regroupe les résultats par département, afin de les rendre plus clairs :
HAUTE-LOIRE : Tout le département chuinte ! Qu’on soit de Brioude (historiquement auvergnat), du Puy (Velay) ou de Saugues (Gévaudan), le résultat est le même. Notre particularisme vellave (si volontiers anti-auvergnat) n’a donc ici aucune raison d’être : qu’on le veuille ou non, les Vellaves sont, par la langue, des Auvergnats.

ARDECHE : au nord, les points 5 et 7 chuintent, alors que les points 6 et 8 refusent le CH. Reportons-nous sur la carte : 6 et 8 sont au bord du Rhône. On peut donc affirmer que l’influence auvergnate va au moins jusqu’à Rochepaule (point 5) et Saint-Martin-de-Valamas (7) mais n’atteint pas St-Romain-de-Lerp (6) ou Alissas (8). Au centre, le point 27 est aussi auvergnat (St-Cirgues-en-Montagne)

CANTAL : Quasiment tout le département chuinte : tout le nord (points 13 à 18), pays de la CHAbro, mais aussi le sud (40 à 43), pays de la CAbro. Seule exception, l’extrémité sud du département, le point 44 (Maurs). Mais les Auvergnats pourront se consoler en constatant qu’en revanche l’extrémité nord de l’Aveyron (point 45, St-Symphorien-de-Thénières) apparaît comme de l’auvergnat

Alain Broc a donc parfaitement raison, de mon point de vue, d’affirmer que cette « limite » CA / CHA est pour le Cantal totalement arbitraire et sans aucun intérêt pratique ou culturel. Tous les Cantaliens sont par la langue des Auvergnats, et, comme le disait Mistral, « ni court ni coustié »

LOZERE : on voit se confirmer notre intuition, à savoir que le chuintement du S est un vrai marqueur d’identité linguistique, car seules les régions voisines de l’Auvergne historique sont concernées par le phénomène : il s’agit des points 25 (Le Malzieu), 26 (Le Chambon-le-Château), 28 (Termes), 29 (St-Denis-en-Margeride) et 32 (Marchastel) : toute la partie du Gévaudan qui s’appuie sur le Cantal et la Haute-Loire.

Cette petite étude n’est pas sans conséquences pratiques : en ce qui me concerne, j’avais eu l’impression qu’on pouvait rattacher le point 27 (St-Cirgues, en Ardèche) à l’ensemble cévenol, or le chuintement me persuade du contraire, car le cévenol se caractérise, lui, comme un ensemble de parlers qui refusent totalement ce type de chuintement.


L’auvergnat méridional occupe ainsi un territoire compact et cohérent : Cantal et Haute-Loire dans leur totalité (ou presque), avec les terres lozériennes et ardéchoises adjacentes. A partir de Langogne, les parlers deviennent cévenols (partie Est de la Lozère et Sud de l’Ardèche, grosso modo).

Pourquoi ne pas tenter d’organiser, vers Langogne ou Châteauneuf-de-Randon (la patrie du grand écrivain l’abbé Baldit) ce que nous organisons dans le Gard au point de rencontre du provençal et du cévenol, à savoir une fête pour l’amitié et l’union Auvergne-Cévennes ?


Cette étude est dédiée à l’ écrivain-félibre auvergnat Alain Broc, dont je viens d’avoir l’honneur d’éditer le roman LOU VIROVENT : si en France tout se termine par des chansons, ici à Marsyas2 tout se termine par la Littérature, qui seule peut redonner à la langue ses titres de noblesse et sa dignité, selon la simple et grande leçon de Mistral.

Ive Gourgaud
En Cévennes,

avril 2010

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