dimanche 2 mars 2014

P. Bigot : 2 poésies & un envoi de F Mistral




 RICHE E PAURE
(Parabolo de Lazàri e dóu marrit Riche)


Voulès que vous la conte?... Ah! vous la countarai.
L’istòri que vous parle es pas de jita ‘ilai,
Un dijòu, en vihant, ma grand me la countavo,
Ço que disié ma grand dins ma tèsto a resta,
Voulès que vous hou conte? An! vous hou vau counta,


-I’avié ‘no fes un ome qu’èro
Riche, riche coumo la mar.
En plano avié de bòni terro,
E de bèlli vigno au cagnard,
Avié bon lié, bono cousino,
De louvidor à la gogò,
Un bèl mantèl sus soun esquino,
Sus sa taulo de bon fricot.
 
A sa porto, un vièl travaiaire,
Afrejouli, maigre, afama,
Demandavo soun pan, pechaire!
Car poudié pas pus lou gagna.
Mai lou richas lou rambaiavo:
-Pode pas te douna, vai-t’en!
Soun chin, pus tèndre, lou lipavo,
En l’escaufant de soun alen.
 
Diéu, que vèi tout ço que se passo,
D’eilamoundaut devistè ‘cò,
Mandè la mort faire sa casso,
E ié diguè: -Fai double cop!
E la memo niue, frejo e redo,
La memo niue, la mort prenié
Lou riche sus soun lié de sedo,
E lou paure sus soun fumié.
 
Mai lou paure, dins l’autre mounde,
De si peno veguè lou bout.
Lou riche, de si bèn abounde,
Quand seguè’ilai manquè de tout,
Mort de fam e de set, plouravo,
Lou paure èro i pèd dóu Bon Diéu,
Lou Riche de liun ié cridavo,
-Brave ome, agués pieta de iéu!
 
Cridavo au vièl gardian que viho
A la porto dóu Paradis:
-Ai! ai! moun gousié ‘s d’estiho!
Ai! ai! ma lengo se roustis!
Mandas-me ‘n degout d’aigo, vite,
Au nom de Diéu! Lou vièl gardian
Ié fai responso: -Aro siès quite
Em’aquel paure, moun enfant!
 
As agu ta part sus la terro,
Lou paure a sa part dins lou cièl.
Segu, plagne bèn ta misèro,
Mai, ve, pode pas faire mièl.
Lou camin, un grand cros lou barro
De iéu à tus, de tus à iéu,
Aquel grand cros que nous separo,
Riche, es la justiço de Diéu!.
 
-Bon vièl, mandas dire à mi frèro
Qu’au mens fagon pas coumo iéu.
-Ve! li mort qu’anarien sus terro
Sarien pas cresegu di viéu.
Ti fraire savon sis afaire,
E iéu save li miéune, pièi,
Diéu ié dis proun ço que fau faire:
An pas mai qu’a segui sa Lèi.
Ma grand me diguè ‘ncaro: -Au camin de la vido,
Fau que lou devé marche en avans dóu plesi,
Nous fau pas èstre sourd quand lou malurous crido,
Ni pèr faire l’óumorno èstre pingre e mousi.
 
Devèn nous ajuda tóuti coumo de frèro,
Se tenèn de varlet, saupeguen li paga:
Vau mai pas li laissa toumba dins la misèro
Que de ié traire un sòu quand ié soun enfanga.
 
Pèr malur, i’a de gènt que sèns èstre canaio,
Trovon que l’on pot viéure emé vint sòu pèr jour,
Tènon si bras en crous quand lou paure travaio,
E despènson vint franc, emai de fes soun court.
 
D’àutri, segu, moun Diéu! volon pas lou partage,
Mai fan landa soun fiò di gavèl dóu vesin,
Toujour de soun coustat póutiron l’acatage.
Tus au mens, moun enfant, te fau pas faire ansin.
 
Se dins l’or e l’argènt la fortuno te porto,
Souvèn-te que toun paire èro travaiadou,
E qu’i paure coumo el deves te faire ounou
De pas barra toun cor, ta bourso, ni ta porto.

-Ma grand, en fasènt soun traval,
N’aurié pres d’amount e d’aval...  
Mai de soun escoulaire avié’caba la bourro,
E noste vièl reloge avié pica dès ouro.
 


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MA PENSÉE
 


Sous les grands pins rougis aux clartés du couchant,
Par quelque âpre sentier quand je rêve en marchant,
Pareille à l’hirondelle en sa course pressée,
Franchissant monts, ravins et l’espace et le temps,
Joyeuse, vers les jours fleuris de mon printemps
Vole mon ardente pensée.
 
Heureux, je vois encore notre pauvre maison,
L’aire où j’allais, pieds nus, dans la chaude saison,
En mes ébats fouler le gazon et l’argile;
Et puis les épis d’or se dressant au milieu,
Et les chevaux aux crins flottants, à l’œil de feu,
Les courber sous leur ronde agile...
 
Et je m’assieds encore à notre vieux foyer;
Je regarde ma mère et mes sœurs travailler
Près de la table, au feu de la lampe fumeuse;
La voisine allaitant son jeune nourrisson,
Et puis en le berçant lui dire sa chanson,
Sa vieille chanson amoureuse.
 
Dans la brume lointaine il m’est doux de revoir,
Mon vieux père courbé par le travail, le soir,
Grave, au pied de mon lit écouter ma prière,
Ecarter le rideau quand j’allais m’endormir,
M’arranger dans ma couche et puis, pour me bénir,
Mettre un baiser sur ma paupière.
 
Je vois ma vigne verte étalée au soleil,
Encadrant ma fenêtre avec son fruit vermeil,
Et les murs enfumés de notre vieille école;
Le magister humant sa prise avec lenteur,
Et le temple en ruine, et notre vieux pasteur
A la douce et grave parole...
 
Ces morts, par ma pensée à la tombe ravis,
Passent en me montrant leurs visages amis,
Et je puis les aimer et les bénir encore:
Depuis ma jeune sœur et mon aïeul tremblant,
Jusqu’à ma pauvre mère et mon plus jeune enfant,
Mort loin de moi dès son aurore.

Puis ceux qui ne sont plus font place à ceux qui sont.
Malgré le mont altier et le ravin profond,
Près de ma cheminée où la flamme pétille,
Je cause avec les miens.  Fier, j’arrête mes yeux
Sur le front de mon fils,  et je veille joyeux
Au pied du berceau de ma fille.
 
Et puis je vous revois, vous, ange de douceur,
Dont l’âme de mon âme est l’amie et la sœur,
Vous que de nos chemins les ronces ont blessée,
Vous dont le souvenir m’accompagne en tout lieu.
 
Et je me dis tout bas: béni soit le Bon Dieu
Qui nous a donné la pensée.


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Envoi de F. Mistral en avant-propos


Mon cher Poète,



J’ai trouvé un grand charme à la lecture de vos Rêves du Foyer, et je vous félicite d’avoir publié ce recueil de belles choses. En les lisant je me sentais sourdre au cœur tous les sentiments bons et généreux. Le souffle d’honnête homme qui inspire si heureusement tous vos chants transfigure aux yeux de Dieu cette guirlande poétique en chapelet de bonnes œuvres. Toutes les fois que vous abordez les grands sujets religieux ou poétiques vous excellez et vous frappez au cœur.
Tenez, votre Pasteur du Désert est un morceau admirable de simplicité de conviction religieuse, de sobriété et de grandeur. C’est le chef-d’œuvre du volume et cela ne s’oublie pas.
Je retrouve cette conviction profonde aussi fortement exprimée dans la Bible. Très beau encore! Un coin d’histoire est très pathétique et c’est un chant d’épopée. Quoi de plus gracieux et de plus touchant que ce tableau intitulé Ma pensée?
 
Et maintenant mon cher Bigot maintenant que vous aurez rendu à la muse française ce qu’elle vous a donné il ne faut pas dédaigner la muse de la patrie. L’accent profond qui caractérise la plupart de vos chants du foyer est accusé encore plus franchement dans vos créations languedociennes. J’en atteste votre Vièl mèstre d’escolo simple et touchant comme le vieux ménétrier de Béranger et vos Rachalan patriotes qui feraient pâlir la Marseillaise.
Adoncques, ne perdez pas de vue votre volume de Poésies provençales; il ne fera pas honte comme pendant aux Rêves du Foyer, et vous irez rapidement par lui au cœur et à l’âme de ces nobles travailleurs que vous comprenez si bien et que vous interprétez si dignement. 

MISTRAL.
Maillane (B.-du-R.), 16 juin 1860,



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