vendredi 16 décembre 2011

Sully-André Peyre n° 374 de MARSYAS - Mars 1961 (pages 2647-2654) - Suite Critique Misttralienne

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Présentation & choix
Ive Gourgaud
décembre 2011




Suite de l’ensemble des contributions de Sully-André Peyre au numéro 374 de MARSYAS, daté de Mars 1961 (pages 2647-2654) :



Critique provençale


MISTRAL SANS FIN LA FATALITÉ MISTRALIENNE

Celui qui osa dire, le premier, que Mireille mourut d'amour et d'insolation passa pour sacrilège. Pourtant, Mistral lui‑même n'a pas manqué de nous prévenir :

Mai soun capèu de Prouvençalo, Soun capeloun à gràndis alo Pèr apara di caud mourtalo, Oublidè, pèr malur, de s'en curbi lou su...

(Mais son chapeau de Provençale, son petit chapeau â grandes ailes pour défendre des mortelles chaleurs, elle oublia, par malheur, de s'en couvrir la tête…)

De là l’insolation.
« Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court... » Son chapeau, si Mireille ne l'eût pas oublié… Elle ne fût point tombée en défaillance. A peine ranimée ensuite par les piqûres des moustiques pour se traîner, morte plus qu'à demi, jusqu'à l'église des Saintes‑Maries, elle y fût arrivée, l'esprit troublé, certes, mais le corps moins affaibli, et même si, alors, elle avait cru entendre la cruelle homélie des Saintes, cette homélie n'aurait pas été en même temps une sinistre oraison funèbre. Mireille aurait survécu. On peut alors imaginer un autre ou plusieurs autres dénouements du poème. Mais on pourrait ici en faisant d'une citation latine un contre‑sens (comme cela est arrivé quelquefois pour d'autres citations) dire que les livres ont aussi leur destin. Ce qu'il faut retenir c'est, je le crois, la différence entre l'antique fatalité grecque où le destin intérieur se pallie sous les Dieux, et la fatalité moderne telle qu'on peut la voir, notamment, dans deux grands romanciers anglais : Georges Meredith et Thomas Hardy, et dans le caricaturiste Bosc. Nous voyons là une sorte de connivence mauvaise entre les causes. fortuites et les causes intimes ; le résultat, généralement lamentable, étant ce que Thomas Hardy appelle, par euphémisme désabusé, « les petites ironies de la vie ».
On a dit que Mistral était un poète épique, et il y a longtemps que l'on avait défini l'épopée comme une action humaine avec l'intervention des Dieux. Mirèio est dans cette tradition classique, les Dieux y étant représentés par les Saintes‑Maries et aussi par Taven la sorcière, plutôt manichéenne. Nerto, aussi, est un poème manichéen où nous voyons agir d'abord le diable, secondé par Rodrigue de Lune, et ensuite, sans parler du pape d'Avignon, de l’Ermite, ‑représentant Dieu à des degrés divers, par l'Archange Gabriel et par la seconde personne de la Trinité (au moyen d'un signe de Croix).
Dans Calendau, la « fatalité » suscitée par l'étourderie de la jeune Estérelle, est tranchée dès le début de l'aventure par l'irruption quasi‑spectrale du père de Séveran dans la salle de noces, d'où la fuite dEstérelle et sa délivrance définitive par CalendaI. Ni le ciel ni l’Enfer n'interviennent.
Pas davantage dans le Pouèmo dóu Rose. Mais les puissances, à la fois folkloriques et mystérieuses, qui sont d'abord la cause d'une aventure qui aurait pu n'être qu'une passade et du dénouement qui lave d'avance dans les eaux du Rhône ce qu'elle aurait pu avoir de sordide.
Jean‑Calendal Vianès, dans L'Ananké provençal et dans L’inévitable destin de Mireille [Marsyas N° 357, mai 1959, N° 365 avril 1960] a analysé, avec une subtile pénétration, les causes profondes de la mort de Mireille et du triomphe d'Estérelle et de Calendal. Il aurait pu étendre son analyse aux deux autres poèmes, montrer par quel terrible jeu manichéen Nerte, vendue au diable par son père, se donnerait volontiers à Rodrigue, ne le fait point, mais est, finalement, enlevée diaboliquement, puis rédimée chrétiennement, par lui. (Si le manichéisme adopté par les Albigeois fut atrocement extirpé par le Pape et le Roi, n'est‑ce point justement parce que ce manichéisme-là laissait en doute la victoire entre Ormuz et Ahriman tandis que le manichéisme chrétien assure à Dieu la victoire sur Satan). Jean‑Calendal Vianès aurait pu aussi montrer que l'attirance de l’Anglore par le Drac procède d'une affinité similaire à celle qui fait se joindre Estérelle et Calendal. Mais Calendau est, des quatre poèmes de Mistral, le seul où les pieds sont bien posés sur la terre, et où la tête, à hauteur humaine, reste claire.
Quant à la catastrophe du Caburle, qui annonce la fin de la vieille navigation fluviale et qui sauve l’Anglore et Guilhen, elle est causée par la morgue têtue du patron Apian et par la collision du bateau à vapeur et des barques.
Cette catastrophe fluviale équivaut à l'insolation de Mireille.
Cette fatalité mistralienne, Mistral l’a sans doute mise dans son oeuvre, sans trop s'en préoccupe, car l'inspiration ne s'analyse point elle‑même.
De toute façon, nous voyons dans ces quatre poèmes la liaison à la fois profonde et familière de la vie quotidienne, et cet amalgame de circonstances fortuites, de promptitudes étourdies et de passions profondes qu'il est commode d'appeler fatalité.
Ne faut‑il pas le concours des choses ordinaires pour que Dieu puisse faire « les choses inconnues » ?

Mistral était‑il fataliste ?

Il était peut‑être sinon optimiste du moins serein (d'autres diraient égoïste) :

Aro pamens se vèi, aro pamens sabèn
Que dins l’ordre divin tout se fai pèr un bèn…

(Maintenant pourtant il est, clair, maintenant pourtant nous savons ‑ que dans l'ordre divin tout se fait pour un bien ... ) et le refrain d'un poème mineur dis Oulivado dit bien cette confiance tranquille :

S'acò's pas vuei, sara deman

(Si ce n'est aujourd'hui, ce sera pour demain). Cela rappelle aux cyniques la pancarte du barbier : Demain on rasera gratis ! mais cette promesse fallacieuse pourrait être aussi bien la devise de l’Eglise qui promet aux malheureux des compensations dans l'autre monde. A cette facilité, nous préférons l'amertume du Parangoun : cette « préhension » de l'éternité la plus belle « dans l'ombre transitoire des siècles ».




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