jeudi 8 décembre 2011

Sully-André Peyre : MARSYAS n° 373 janvier-février 1961, pages 2635-2646 (suite)

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Une recherche d'Ive Gourgaud




2. CRITIQUE PROVENÇALE

Sous le titre générique « Mistral sans fin », S.-A. Peyre a accumulé, tout au long de Marsyas, des pages de critique de l’œuvre mistralienne parmi les plus pénétrantes. C’est nous qui avons mis en gras quelques mots ou expressions du texte, afin de rythmer quelque peu cette lecture foisonnante. :

MISTRAL SANS FIN
LE FIL DE MIREILLE

Au chapitre XI de ses Mémoires, Mistral conte comment il commença Mirèio :
« De plan, veritablamen, n'aviéu qu'un à grand dèstre e soulamen dins ma tèsto. Veici : m'ère tabla de faire naisse un calignun entre dous bèus enfant de la naturo prouvençalo, de coundicioun diferènto, e pièi, de leissa courre au sòu lou cabedèu, tau que dins l'imprevist de la vido vidanto, à la bello eisservo ! »
(De plan, en vérité, je n'en avais qu'un à grands traits, et seulement dans ma tête. Voici : je m'étais proposé de faire naître une passion entre deux beaux enfants de la nature provençale, de conditions différentes, puis de laisser à terre courir le peloton, comme dans l’imprévu de la vie réelle, au gré des vents !)


Introduction plutôt plate au chefd'oeuvre. Je ne sais qui a dit que la métaphore est la plus traître des figures de rhétorique. En fait, les plus grands poètes emploient souvent des métaphores incohérentes ; celleci n'est que banale. Mais si nous songeons que tout poète, en pénétrant dans son oeuvre, s'engage dans un labyrinthe sans bien savoir comment il en sortira, ne pouvons-nous pas regarder ce peloton de Mireille comme un fil d'Ariane ? Après tout, Mistral n'étaitil pas un grand païen ? Et ne l'interprêteton pas mieux par les mythes grecs que par la théologie chrétienne ? Etait ce à cause de la cherté du papier ou à cause d'une méticulosité (qu'il ne faut pas dénigrer car elle est, dans la mesure convenable, une sauvegarde contre le désordre, et si « un beau désordre est un effet de l'art », l'art ne surgit pas nécessairement du désordre) Mistral, lorsqu'il voulait apporter une variante à son manuscrit, au moins pour Mirèio, collait minutieusement sur le vers original une étroite bande de papier où il avait inscrit la variante. De curieux, de patients glossateurs ont pris la peine de décoller les petites bandes pour retrouver le texte original et nous ont appris que Mirèio commençait d'abord ainsi :

Cante uno chato que, pecaire,
Noun pousqué 'vé soun calignaire.
Dempièi soun mas de
Crau enjusco i bord sala
...............
Iéu me siéu di dins ma pensado

D'espandi sa malemparado.


(Je chante une jeune fille qui, hélas ne put avoir son bienaimé. Depuis son mas de Crau jusques aux bords salés...Je me suis dit, dans ma pensée, de publier son infortune.)
Cette platitude félibréenne devint miraculeusement in extremis :

Cante uno chato de Prouvènço.
Dins lis amour de sa jouvènço,

À travès de la Crau,
vers la mar, dins li bla...

Vole qu'en glòri fugue aussado

Coume uno rèino...


(Je chante une jeune fille de Provence. Dans les amours de sa jeunesse, à travers la Crau, vers la mer, dans les blés… Je veux qu'en gloire elle soit élevée comme une reine ...)


J'ai d'abord regretté l'indiscrétion des chercheurs ; mais, en songeant, j'ai eu un accroissement de joie devant les métamorphoses que le génie suscite. Qui analysera pourquoi les bords « salés » sont insupportables à notre goût, alors que la «puissance salée» du Cimetière Marin donne une étonnante saveur au vers de Valéry ? Mais où le génie de Mistral éclate, c'est surtout dans les deux premiers vers refaits :

Cante uno chato de Prouvènço.
Dins lis amour de sa jouvènço...


Malheureusement, et peutêtre une fois sur deux, la citation qu'on en fait est mal ponctuée. Ce n'est pas en effet « Je chante une jeune fille de Provence dans les amours de sa jeunesse » qu'il faut lire, mais : « Je chante une jeune fille de Provence. » Le point isole le premier vers et expose en quelques syllabes significatrices toute la donnée du poème et la situe. C'est la première mesure bien détachée de « l'Ouverture » qui, à travers la simplicité de la terre et des blés, s'élève jusqu'à la Branche des Oiseaux. Il y a beaucoup de faiblesses dans l'exécution de Mirèio et l’on dit que Mistral aurait voulu les faire disparaître des éditions qui suivirent la première ; mais que « les amis de sa jeunesse » s'y opposèrent affectueusement par sentimentalité, par culte des reliques si l'on peut dire. Il semblerait, pourtant, que Mistral luimême regrettait un peu les vers primitifs de l'invocation, non pas sans doute dans leur pauvre expression verbale mais dans leur signification de simple pitié, puisque son second grand poème Calendau commence ainsi :

Iéu, d'uno chato enamourado
Aro qu'ai di la mauparado,

Cantarai, se Diéu vòu,
un enfant de Cassis,

Un simple pescaire d'anchoio...


(Moi qui d'une amoureuse jeune fille ai dit maintenant l’infortune, je chanterai, si Dieu veut, un enfant de Cassis, simple pêcheur d'anchois ... ), et que ce n'est qu'à la fin de la première strophe, après ce rappel, familièrement pathétique, que Mistral commence la vraie «Ouverture» de Calendau :

Qu'emé soun gàubi e'mé sa voio
Dóu pur amour gagnè li joio,
L'empèri, lou trelus. Amo de moun païs...

(qui, par la grâce et par la volonté, du pur amour conquit les joies, l'empire, la splendeur. Ame de mon pays ...)

Nous venons donc de sentir sous nos doigts le premier déroulement du fil de Mireille ; mais il est suivi de beaucoup d'autres. Je ne prétendrai pas les trouver tous, au moins dans cette première étude sommaire... Mistral sans fin.
Le thème du couvent paraît d'abord à la fin de la Chanson de Magali, et reparaît ensuite dans Nerto ; mais dans Magali il n'est que l'avantdernière métamorphose, le tertre sombre où l'amour achève le jeu dans une lumière telle que les étoiles y pâlissent. Dans Nerto, le couvent n'est pas une métaphore de lafuite amoureuse, j'allais dire galatéenne, mais un séjour réel et redoutable, d'où l'amour même ne peut délivrer Nerte qu'avec l'aide du diable, mais pour une rédemption finale audelà de la mort.
Le couvent est le symbole essentiel dans le sirventès La Coumtesso, image, croient les uns, de la centralisation française, figure, croient les autres, de l'asservissement de la Provence par la France. Mistral lui-même, au moment où il composait ce sirventès, savaitil au juste ce qu'il voulait y exprimer ? Nous pouvons discerner maintenant, à travers l'ordre chronologique des diverses déclarations de Mistral, ordre modifié comme il convient par l'ordre philosophique (pour reprendre une formule de Hugo dans sa Préface de la Légende des Siècles) nous pouvons maintenant affirmer que la position finale de Mistral, sinon sa position constante, n'a pas été le séparatisme, mais l’eûtelle été, ne fût-ce qu'à certaines périodes d’exaltation, la position séparatiste est maintenant aussi intenable que la position colonialiste.
Un autre thème mistralien est celui du « château ». Il apparaît d'abord dans Mirèio avec l'évocation au chant III où les rustiques magnanarelles, pour servir de porteparole au poète, font figure, sinon de femmes savantes, mais au moins de dames de Cour d'amour. Or, elles ne pouvaient être ni les unes ni les autres, par définition ; d'ailleurs les Cours d'amour n'ontelles pas existé seulement dans l'imagination de Jehan de Nostredame ?
Dans Calendau le château n'est plus qu'un repaire d'aventuriers, et dans Nerto le çhâteau suscité par le diable n'est qu'une exagération du château réel dans Calendau.
Mais il apparaît surtout dans l’Amiradou (Le Belvedère) aux Isclo d'Or ; Mistral y contemple l'espace rhodanien ; mais agrandit cet espace non seulement jusqu'à la Provence tout entière, mais jusqu'à la possession du monde :

E tout ço que soun iue tèn...
A bèl èime i'apartèn

(Et tout ce que son oeil tient... lui appartient sans mesure).


Et enfin, dans Lou Parangoun, des Óulivado, où, en deçà et au delà du présent trouble et quasiapocalyptique, la contemplation de l'histoire provençale fulgure par des éclairs temporaires de beauté jusqu'à l'éternité.
L'indiscrétion des chercheurs nous a montré aussi que le quinzième vers de l'Invocation de Mirèio : « Tu, Segnour Diéu de ma patrìo... » fut d'abord : « Diéu d'amour, Diéu de ma patrìo », et il semblerait que Mistral, malgré la tradition johannique, ait hésité à placer ainsi sous la protection divine l'amour de Vincent et de Mireille ; mais je crois qu'il a voulu seulement exalter davantage son Invocation. Cela ne l'empêche point de dire à la fin de cette Invocation « Bèu Diéu, Diéu ami ». Si le premier terme fait penser au beau Dieu d'Amiens, quoique l'expression soit spécifiquement provençale, on voit dans le second terme la familiarité du génie. On retrouve cette familière amitié avec Dieu dans un poème de jeunesse : La Fin dóu Meissounié, que Mistral a recueilli dans Lis Isclo d'Or : « Sant Jan, l'ami de Diéu, patroun di meissounié ». Cette amitié de Dieu, si différente de la dureté des Saintes. D'ailleurs, malgré le dicton : « Il vaut mieux s'adresser à Dieu qu'à ses Saints », le peuple a multiplié les médiateurs entre lui et Dieu par une foule de saints, substitués quelquefois aux petits dieux païens. Dans Memòri e Raconte, Mistral nous montre son père sur son aire en train de vanner le blé :

E quand leu vènt moulavo, o que, pèr escoutado, de fes, boufavo plus, moun paire, emé lou drai estadis entre li man, se reviravo vers lou vènt; e serious, l’iue dins l'espàci, coume s’avié parla, ma fisto, ànun diéu ami, ié disié : « Anen, boufo, boufo, boufo, boufo, mignot ! », e'm'acò lou mistrau, óubeïssènt au patriarcho, zóu ! alenavo mai en empourtant la póusso ; e lou bèu blad de Diéu toumbavo en raisso rousso sus lou mouloun redoun qu'à visto d'iue mountavo entre li cambo dóu draiaire.

(Et quand le vent faiblissait, ou que, par intervalles, il cessait de souffler, mon père, avec le crible immobile dans ses mains, se retournait vers le vent, et, sérieux, l'oeil dans l'espace, comme s'il s'adressait à un dieu ami, il lui disait: « Allons, souffle, souffle, mignon ! » Et le mistral, ma foi, obéissant au patriarche, haletait de nouveau en emportant la poussière ; et le beau blé béni tombait en blonde averse sur le monceau conique qui, à vue d'oeil, montait entre les jambes du vanneur).
(Cf. La Chanson pour un vanneur de blé de Joachim du Bellay, imitée de l'Anthologie grecque, mais plus belle que son modèle)

Malgré l'exception monstrueuse, mais nécessaire des Saintes Maries, cette amitié avec Dieu, par la médiation du Fils et des Saints, cet adoucissement du Père par le Fils, ne sontils pas compensation implicite à la rigidité des pères dans Mirèio et dans Calendau ? à l'égoïsme du père de Nerte, vendant sa fille au Diable, et à l'insignifiance, quand ce n'est pas l'absence, des autres pères ? L'Anglore, fille invraisemblable du gros pilote, pourrait bien être aussi orpheline. Nous ne savons rien des ascendants du Prince d'Orange. On a dit pendant longtemps que dans maître Ramon et maître Ambroise, Mistral avait voulu évoquer deux aspects complémentaires de son propre père, en y ajoutant ensuite quelques touches lorsqu'il fera le portrait du père de Calendal. Mais on commence à s'apercevoir que Ramon et Ambroise, plutôt qu'ils ne se complètent, s'opposent l'un à l'autre et que cette opposition, si elle éclate dans la dispute du chant VII de Mirèio, n'est pas due à l'échauffement de la querelle, mais que la querelle est due à la disparité entre deux mentalités, deux races presque, celle du terrien et celle du vagabond. Il fallait, pour découvrir une évidence pourtant si manifeste dans la présentation des deux pères, dans l'exposition de leurs caractères, dans le déroulement même de leur dispute, il fallait, disje, se débarrasser des oeillères de la tradition, de la convention, et lire Mistral avec des yeux neufs. C'est ce qu’a fait Jean-Calendal Vianès [Voir Mirèio et 1’Ananké provençal, Marsyas N° 357 de Mai 1959, et L'inévitable destin de Mireille, N° 365 d'Avril 1960]
On peut pousser l'analyse encore : Maître RamonFrançois Mistral ; Maître AmbroisePoulinet (soit un rappel très discret de la mère du poète). Et la projection aussi de Frédéric Mistral luimême: ce qu'il était, mêlé à ce qu'il aurait voulu être. Homo duplex, homo multiplex.

Si on a beaucoup écrit sur les deux pères dans Mirèio, et accessoirement sur le père de Calendal, on ne paraît pas s'être préoccupé beaucoup du pèrepaysan du faux gentilhomme Séveran; il ne joue, en effet, dans Calendau, qu'un rôle épisodique après lequel on ne parle plus de lui ; mais combien son passage au repas de noces d'Estérelle et de Séveran est pathétique dans son indignation et dans sa dignité. On pourrait même dire, poussant les choses à la limite, qu'il ressemble à un spectre de Shakespeare, mais un spectre vivant. On pourrait aussi dans réalité quotidienne le relier aux pères de Mireille, de Vincent, de Calendal, et sa dignité à la fois humble et grande le met au moins aussi haut que maître Ambroise.
Quant aux mères, elles sont pratiquement absentes de 1'oeuvre de Mistral, qu'elles soient mortes comme celles de Vincent, d’Estérelle et de Nerte, ou qu'elles paraissent à peine comme celles de Calendal, de l'Anglore. La seule qui ait quelque existence est la mère de Mireille, et nous eussions préféré ne jamais la connaître, tant elle se montre odieuse d'abord, et inutilement sentimentale au dernier chant. Cette absence, et ce que la seule présence réellement manifestée a d'odieux, étonnent douloureusement, d'autant plus que Mistral, comme le montrent ses Memòri, et une élégie dans Lis Isclo d'Or, était surtout un « enfant de mère » ; et que, s'il doit à son père les loisirs sinon indispensables mais favorables à l'inspiration, c'est à sa mère qu'il doit sinon cette inspiration car l'inspiration est spontanée, mais la culture primitive qui peut l'éveiller plus tôt. J'entends, par culture primitive, ce folklore naïf de chansons et de récits populaires dont sa mère fut pour lui la première dispensatrice.
On peut désirer et redouter à la fois que la psychanalyse s'empare un jour du mystère que nous croyons deviner entre Mistralet sa mère. Mais, sans aller chercher plus loin, je crois qu'il s'agit tout simplement d'une pudeur intime du fils devant la mère, sans rien de trouble ; nous pouvons même nous demander si l'abondance avec laquelle Mistral parle de son père ne participe pas de la tradition, de la convention, auxquelles il n'a jamais su échapper entièrement, c'estàdire de l'homme factice, cependant que sa réserve, son quasisilence sur sa mère, émanent de son intimité la plus secrète. Les femmes avaient, au temps de l'enfance et de la jeunesse de Mistral, dans un milieu patriarcal comme celui du Mas du Juge, un rôle de soumission, d'effacement, et ces circonstances ne pouvaient qu'être de connivence avec la réserve de Mistral. Mais la mère de l'Anglore, à peine nommée, fut pourtant pour sa fille l'initiatrice aux légendes du Rhône, et n'estce pas là une réminiscence discrète de la mère du poète ?


Lou Pouèmo dóu Rose commence déjà à couler dans les chants V et X de Mirèio, et peutêtre la danse des Trèves, sur le pont de Trinquetaille, après l'engloutissement d'Ourrias, estelle une prémonition de la catastrophe du Caburle contre les piles du PontSaintEsprit ?
Le thème des métamorphoses, qui paraît avoir reçu dans la Chanson de Magali son expression définitive, est pourtant repris dans Lou Pouèmo dóu Rose ; mais ici, il est inhérent à la vie même de Guilhem et de l’Anglore, au lieu de n'être comme dans Mirèio qu'un agréable interlude.
Nous ne savons pas bien, en effet, et peutêtre Mistral s'estil laissé aller à ne plus le savoir luimême, si Guilhem est le Prince d'Orange ou le Drac et si l'Anglore est la jeune orpailleuse ou la mystérieuse fleur des eaux ; mais si, à la fin de la chanson de Magali, la mort n'est qu'un dernier jeu plus grave dénoué par le matin, l'inhérence des métamorphoses dans le Pouèmo dóu Rose, achève de s'accomplir par la mort dans les eaux du fleuve. Mireille à l'agonie se voit conduite au paradis dans la barque des Saintes. Mais on ne sait, ou l'on sait trop, dans quel destin le Rhône engloutit Guilhem et l'Anglore.
« Putofin » dit Maître Apian, ce que Mistral traduit assez platement par triste fin ; même male fin serait encore un euphémisme, et il semblerait que, dans la péjoration putofin, maître Apian ait voulu exhaler sa rancune contre « cette malheureuse qui devait tôt ou tard amener sur nous quelque malencontre », et comme c'est contre l'Anglore seule que la rancune se tourne ! En effet, on paraît oublier que l'Anglore est pour les mariniers beaucoup moins mystérieuse, donc beaucoup moins inquiétante, que le Prince d'Orange qui avait sauté un jour sur la maîtresse-barque, surgi on ne sait d'où. Ne retrouvonsnous pas là le patriarcat et ce qu'il implique d'abaissement pour les femmes, même pour les jeunes filles ? Et le portrait de maître Apian n'apportetil pas les dernières touches au triple portrait du père de Mistral ?
De quelle idylle d'adolescence l'aventure de Guilhem et de l'Anglore estelle peutêtre une transcendance réalisée dans la maturité de l'âge ?
Le fil de Mireille nous conduit aussi de la soumission à la révolte ou plutôt nous fait côtoyer l'une et l'autre depuis Mirèio même. Mais dans Mirèio, la révolte avorte en soumission ; Mireille, Vincent, maître Ambroise sont plutôt velléitaires que révoltés, et Ourrias est le seul rebelle jusqu'au bout ; il est devenu par son crime un horslaloi et ne tarde guère à subir le châtiment. Dans Calendau, la hardiesse des méchants est châtiée, mais l'intrépidité de Calendal et d'Estérelle finit en apothéose terrestre. Dans Nerto, c'est Rodrigue qui représente la révolte, mais il se rédime pour le ciel, en même temps que Nerte, par un très catholique signe de croix. Dans Lou Pouèmo dóu Rose, Guilhem et l'Anglore s'évadent mystérieusement des conventions plutôt qu'ils ne se révoltent contre elles. Comme Ourrias, mais sans avoir commis de crime, ils sont rejetés par la terre et s'engloutissent aussi dans le Rhône. On songe à un colloque entre les trois noyés. Calendal et Estérelle seuls s'engloutissent dans le triomphe de la vie. « Lequel vaut mieux, Seigneur ? » dirait Hugo que l'on trouve partout où l'on arrive.
Les Saintes Femmes font à Mireille mourante un long sermon sur la vanité des choses et des amours de ce monde. Mais ne fautil pas choisir la vie et ne jamais accepter la mort ?
Mais Mistral, qui dans l'un de ses discours de Sainte Estelle a exalté « l'illusion féconde » et dans Lou Parangoun la beauté des instants éternels « dans la transition ténébreuse des siècles », a ressenti plus que beaucoup d'autres la nostalgie, la languisoun, le désappointement après l’action enthousiaste. [Touto afecioun Après l'acioun Es nèco (Isclo d'Or). Le provençal, s'il a, comme toutes les grandes langues, ses manques, a aussi, comme elles, ses ressources propres. En provençal, « espera » c’est « attendre », mais c'est aussi « espérer ». « Afecioun », c'est « affection », mais c'est aussi « zèle, ardeur, enthousiasme ». L'étymologie est la dissection des langues ; la sémantique est leur vie.]
Aux lendemains des récits de sa mère sur le Drac :

L'Angloro, l'endeman d'aquéli conte
Qu'emé li rai dóu soulèu s'esvalisson,
Noun ié pensavo plus...

(L'Anglore, le lendemain de ces contes qui s'évanouissent aux rayons du soleil, n'y pensait plus ... )

Mais elle ne les avait pas oubliés et elle les retrouve devant le Prince d'Orange.
Il y a aussi, dans Memòri e Raconte, l'évocation des enfants de Maillane allant le soir de l'Epiphanie à la rencontre des Rois ; et c'est une des plus belles pages de prose que le poète ait écrites avec ce leitmotiv de mélancolie :

- Ounte an passa li Rèi ?
- Darrié la mountagno.


(Où ont passé les Rois ? Derrière la montagne).


Mistral sans fin. Le fil conducteur est désirable, mais sortons- nous jamais du labyrinthe ?
MaxPhilippe Delavouêt [Lectures de Mireille, chant IV, Ed. du G.E.P., StRémy, 1959] regrette que Mireille n'ait pas préféré, au vannier Vincent, le berger Alàri, et évoque l'idylle de transhumance que l'on trouve dans les Oulivado : Dins lou Trescamp (Dans la Lande). Ce n'est là qu'un exemple de plus, non pas le dernier, des ressources inépuisables que nous offrent les chefsd'oeuvre.
Puisque je dois me borner, je voudrais seulement marquer, pour terminer une étude qui sera toujours inachevée, que j'aurais voulu surtout, implicitement, montrer aux lecteurs que le fil de Mireille, Mireille Ariane de la Renaissance provençale, n'est pas le fil de chanvre du folklore et de la tradition, ni le fil de laine de la convention et la religion, mais le fil de lin de la poésie à la fois la plus simple et la plus intime.

Textes extraits de : MARSYAS n° 373 (quarante et unième année), janvier-février 1961, pages 2635-2646


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