lundi 2 mars 2009

Philippe Chauché : Tango !

(Libertad Lamarque)

Philippe Chauché
: Journaliste, aficionado, passionné d'arts, de textes, de musiques... Philippe mit dans ce texte le meilleur de ses ressentis passés, présents, futurs,...? Il fait de l'esthétisme sa raison d'être, il prêche cette volonté par ses mots.
Il lut ce texte en septembre dernier au cloître des Carmes d'Avignon dans une mise en scène de Contra Luz.


Tango !

Dédicace de l'auteur : " A Agnès et Nathalie compagnes de cette lecture musicale - Avignon 12 septembre 2008".

C'est au café Tarana que tout a commencé, c'est là au café Tarana que je rencontrai pour la première fois Angel Villoldo, Ada Falcon, Homero Manzi, Hugo del Carril, Anibal Troilo, Enrique Cadicamo, Angel Vargas.
Ils s'étaient donné rendez-vous dans ce café où s'entassait dans la salle du fond toujours aussi enfumée tout ce que Buenos Aires comptait d'amateurs de tangos, de rancheros au chômage, de putes en vadrouille, de bourgeoises excitées, de chanteurs sans voix, d'écrivains en manque d'inspiration, de journalistes fièvreux, de musiciens à la recherche d'un hypothétique engagement et de touristes français persuadés toucher enfin de prés l'âme du tango.
Là tout au fond de la salle sur une estrade de bois vermoulu, c'est là qu'ils les attendaient : Pédro déployait son bandonéon, comme un éventail et attendait qu'il absorde tout l'air du monde pour l'offrir pour rien, pour la musique, pour le Tango. Pour l'offrir à ses compagnons, à sa fiancée qui n'était plus sa fiancée depuis hier soir, elle avait disparu du café au moment où Pédro faisait exploser les notes de son bandonéon, il n'avait jamais joué aussi bien.
S'écartant un temps de la mélodie, la déchirant, la détruisant dans des soubresauts étranges venus dont ne sais où. Lorsqu'il avait levé la tête et que Vicente reprenait le thème au violon, il l'avait apperçue au bras d'un bellâtre gominé au costume rayé et aux chaussures blanches, plus plus rien. Il repris la mélodie et joua comme jamais ce tango incroyable qui ne parlait que de ça, de trahisons, de disparitions, de la folie des femmes et de la stupidité des hommes.
Bien, se dit-il, je suis devenu ce soir le numéro un du bandonéon, el numéro uno, et oui ma belle tu aurais du m'écouter jusqu'au bout, mais tu n'as finalement jamais rien compris au Tango, rien compris à la musique, file et sois heureuse. Vicente avait posé son violon, El Gato allumait une nouvelle cigarette et se raclait la george, il allait leur montrer ce que c'était que chanter un Tango. Et pour la nostalgie, ils repasseront. Blas accordait sa guitare, sans s'occuper de ce que pouvait dire Pédro, il s'en moquait, il jouait, il jouait en attendant de s'embarquer pour Paris. Eux ils savent ce que c'est que le Tango, c'est pas comme ici se répétait Blas, des ploucs qui préfèrent boire et embarquer des filles que d'écouter ce qui se fait de mieux à Buenos Aires. Qu'ils aillent au diable ! Ils ne comprennent rien au Tango, l'Argentine a perdu la mémoire, la mémoire de son histoire, la mémoire des chanteurs, des musiciens, des poètes. Elle s'est vidée, comme se sont vidés les coffre forts des banques.

C'est là dans cette salle du fond du café Tarana qu'il s'est saisi du micro, son bandonéon pendait à sa main droite et comme il le faisait souvent lorsqu'il jouait il a laissé coulé les mots comme des notes. Blas oublia Paris, Vicente fit voler son violon, El Gato chanta comme jamais on n'avait chanté au Café Tarana. Le Tango, le Tango, tout était Tango à cet instant; Tout, la musique, la danse, la poésie. Puis la musique stopa net et il repris : « le Tango, c'est tout cela mes amis, la musique, écoutez ! La danse, regardez ! Le chant sauvage, l'amour, le corps libéré, la peau sauvage, c'est tout cela le Tango ! Mais aussi le sourire de cette femme qui m'écoute, là, personne ne peut la voir sauf moi !
On est tangero toute sa vie, dans toutes les langues du monde ! On est Tangero sans patrie ! Regardez-moi, je suis argentin ! mais aussi italien, espagnol, français ! Je suis la musique, la danse, le chant, je suis la poésie de Buenos Aires, je suis le tango ! Le tango c'est ce paradis inspiré, cette saveur du rio plata, c'est Buenos Aires et Paris c'est Madrid, Berlin et Londres. C'est l'Argentine qui est à cet instant devenue la terre, toute la terre, c'est une boussole dont l'aiguille indique toujours le tempo, l'allegria ! Le tango c'est une musique de voyous interprétée par des aristocrates et inversement ! Le tango transforme ta vie, transforme ton corps ! » Plus personne ne parlait, tous le fixaient sans bien comprendre ce qui se passait, il se rassit et joua les premiers accords d'El Ezquinazo, les autres le suivirent et aucun ne joua aussi merveilleusement que ce soir là et lorsqu'ils s'arrétèrent, pas un bruit, pas un applaudissement, le silence.

C'est cela aussi le Tango, le silence avait dit Pédro c'est la mémoire du Tango !

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