jeudi 4 septembre 2014

Yves Gourgaud : LE LAC DE LAMARTINE, EN CEVENOL







LE LAC DE LAMARTINE EN CEVENOL


Composée en 1885 et imprimée en 1896 dans le gros recueil La cansoun dau Dardalhoun (374 pages de poèmes sans traduction), cette traduction d’Antoine Roux, de Lunel-Viel (1842-1915) fait honneur au texte original, et c’est pourquoi nous voulons la tirer de l’oubli en la proposant pour la première fois en accompagnement du texte original.
Nous ne nous contenterons pas de la reproduire telle quelle, car la graphie des félibres du pays lunellois souffre de très graves manquements par rapport à la philosophie graphique de Mistral : au lieu de noter fidèlement les prononciations du terroir, les félibres de Lunel ont préféré singer la graphie montpelliéraine, elle-même déjà fortement déviante (messieurs les félibres de Montpellier jugeaient sans doute déshonorant d’écrire CH ce qu’ils prononçaient « tch », ou D ce qu’ils prononçaient « d », ou B ce qu’ils prononçaient « b »). A Lunel, on ne prononce pas les –S, -T et –P en fin de mot, pas plus qu’on ne prononce les –S du pluriel ; la graphie des félibres LH ne correspond à rien de réel ; même le sacro-saint –A final n’est, dans la réalité (décrite dès le XIXe siècle), qu’un son intermédiaire entre A et E…
Face à toutes ces incohérences (pour ne pas parler de trahison de la graphie mistralienne), nous préférons donner cette belle traduction sous un habit graphique conforme à la réalité de la langue vivante : nous rétablissons le –O final mistralien pour une forme de langue qui est manifestement du cévenol, et pas un quelconque « languedocien » à la sauce félibroccitane (nous en ferons la démonstration dans un autre article de Marsyas2), donnant ainsi à lire non seulement une remarquable traduction poétique, mais un texte qui reflète au mieux la langue lunelloise, langue qui continue d’avoir des défenseurs comme Didier Mauras (avec un seul R), collaborateur régulier de notre Armagna Cevenòu.


Yves Gourgaud, 
septembre 2014 

 HYPERLINK "http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/alphonse_de_lamartine/alphonse_de_lamartine.html" \o "Consulter les poèmes de : Alphonse de LAMARTINE" Alphonse de LAMARTINE   (1790-1869)


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Le lac
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
Lou lac
Toujour, toujour buta vers de ribo nouvelo,
Din la founzudo nio empourta tristamen,
Es que poudren jamai, o tems ! ouro cruelo !
Faire sesto un moumen ?

Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! Je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
O lac ! tout escas l’an ven d’acaba sa cousso,
E su tous bord qu’an vist lou lum de sa beuta,
Espincho ! vene soul m’asseta su la mousso
Ount veniè s’asseta.

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.

Roundinaves antau jout la roco pelado,
Antau veniès mouri subre lou sablas blanc,
Antau lou vent trasiè la grumo de l’oundado
Su soun pè tremoulant.

Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Èro un vespre ! O bèu lac, n’en garde souvenenço :
Su toun miral lusent navigavian urous !
E soulet s’ausissiè dinc aquel grand silence
Toun flot armounious.
L’ecò pourtavo lion lou ressoun de la ramo,
Ressoun que plan-planet mourissiè din l’escur,
E coumo dinc un bres s’endourmissiè moun amo
Coumoulo de bonur ;

Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
Quand subran uno vouès mai que mai lindo e bèlo
Su toun bord encanta faguè brounzi lous flot ;
Douceto, vers lou cièl ounte lusis l’estèlo,
Mandavo aqueles mot :

" Ô temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
« O tems ! amaiso un pau ! ouro trop despachouso,
Caminés pa pu lèu
Per que pouguen tasta las joio melicouso
De moun jour lou pu bèu.


" Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.

Din lou mounde n’i a prou que ploùrou, que soufrìssou ;
Per eles caminas ;
Mè que per tus, o tems, aqueles que jouìssou
Se végou oublida !
" Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
Ieu demande pa mai qu’un simple moumeneto
E lou tems vai toujour ;
Dise be à la nio d’ana plan, mè l’aubeto
Ven dreveia lou jour.
" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! "
Aimen dounc ! Proufiten de l’ouro encantarelo,
La quiten pa’svana,
Car lou tems es la mar sans fi, nosto nacelo
Ie vai sans s’entourna.


Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Tems jalous ! Perdequé lous jour de benurenço
Qu’embaumavo l’amour, s’esvànou coumo un fum,
Sans jamai nous quita per touto souvenenço
Que l’oumbro d’un perfum ?


Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! Passés pour jamais ! Quoi ! Tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !

Perqué n’en pouden pa jamai grava la traço ?
Perqué lous jour passa per nautres soun perdu ?
Lou tems nous lous dounè, mè lou tems lous estrasso,
E nous lous rend pa pu !

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
O grando eternita, passat, nio sans limito,
Menjan, dequé fasès das jour que sagatas ?
Poudren pa un moumen veire quau ressucita
Lou bonur qu’empourtas ?


Ô lac ! Rochers muets ! Grottes ! Forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
O lac ! roucas gigant ! sère ! androuno escuro
Espargna per lou tems ou qu’un tems rajouinis,
Gardas d’aquelo nio d’amour, bèlo naturo,
D’eterne souveni !


Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
Que siègue din toun siau coumo din la tempèsto,
Bèu lac, e din lou rai dau jour per tus nouvèl,
Din lous negre sapi qu’en aubourant sa tèsto
Agrandìssou lou cièl.

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.
Que siègue din l’alé de l’aureto acrentido,
Din lous bru de toun bord per lou vent empourta,
Din l’astre qu’à la nio dono soun enlusido
‘Mé sas molo clarta.


Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !

Que lou vent que gingoulo e l’erbo que souspiro,
Que lous leste perfum de toun aire embauma,
Que tout ce qu’om ausis, l’om vei ou l’om respiro,
Tout redigue : « An aima ! »


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