lundi 18 février 2013

Marsyas 2 : 4 ans - SULLY-ANDRE PEYRE OU LA MULTIPLICITE DE L'UN

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La maire Prouvènço que tèn lou drapèu
L'an panca crebado
La pèu dóu rampèu !
...
La Respelido



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Lorsque nous nous décidames à faire Marsyas2, il y a un peu plus de 4 ans, le dernier des collaborateurs de Marsyas ( version Sully-André Peyre), important, venait de nous quitter ; Emile Bonnel...  Ce départ fut une motivation certaine, sa veuve nous y encouragea...  
Cette aventure poétique, littéraire, critique, essayiste, sociale, cette aventure multi-culturelle & artistique passe ce jour le cap des 4 années!!! , donnant la place surtout à la culture des pays d'oc en général, avec une place particulière pour le Languedoc & la Provence. 
Mais aussi donnant sa place à toutes celles & ceux qui par leurs actions résistent au tout-prêt culturel, à la pensée unique, souvent trop bien-pensante & centraliste !!!

Les mots de René Char, de Macabiès qui sont enos devises, nous encouragent à continuer & surtout à vous faire partager notre envie de vivre en résistant, & pour un idéal de pensées sans entrave :
Resistaren !!!!


Sèrgi G.


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Laure Della-Flora
Sète -2013




SULLY-ANDRE PEYRE
OU LA MULTIPLICITE DE L'UN



La route blanche franchissait un horizon de vignes avec, çà et là, des bandes de labours ocres, brûlés par le soleil. Très peu d'arbres. Quelques platanes, des sycomores et de loin en loin, un olivier noueux, poussiéreux, penché sur les souches vertes. Il nous semblait que nous roulions depuis des heures et que nous devrions rouler pendant des heures encore avant de rencontrer un visage humain.

Aigues-Vives surgit à un détour, comme surgissent tant de bourgades méridionales, derrière une allée de platanes somptueux, décolorés et perdant leur écorce. Nous longeons la rue principale, et c'est une rue interminable, aux maisons de torchis blanchies à la chaux. Il n'y a pas d'eaux vives à Aigues-Vives. Seule, sur une petite place, une fontaine ancienne épandrait quelque fraîcheur si la vasque n'en était desséchée. De temps à autre une voûte étroite s'ouvre sur un puits d'ombre.

Le facteur sort d'un porche. Nous stoppons aussitôt pour lui demander l'adresse de Sully-
André Peyre. Le poète?
- C'est tout droit, à Mûrevigne, la dernière maison à droite quand on est déjà sorti du village.

De fait, nous, n'avons aucun mal à la trouver, la maison. Elle se blottit curieusement, à l'écart de la route, dans un terrain enfoncé, parmi d'épaisses touffes de roseaux et quelques arbres.

Il n'y a pas à se tromper, en effet. C'est bien là maison de poète. Nous franchissons la porte du jardin, contournons une corbeille de fleurs et de plantes.
La façade apparaît aussitôt derrière le vert de la tonnelle et de la vigne vierge. Mais aucun son ne nous parvient. Tout est calme et silence. Un silence lourd, épais de pleine après-midi estivale et que trouble à peine le crissement de nos pas sur le sable.
Par une porte-fenêtre ouverte et qui donne de plain pied sur le jardin, nous pénétrons dans une vaste pièce à la fois studio et salle à manger. Il y a là des meubles du pays, lisses, luisants, agréables à regarder. Des bibelots de Provence et quelques tableaux d'amis ornent les murs.

A droite, un escalier tenant toute la largeur de la pièce descend à un vaste bureau. Le Maître est là, penché sur ses papiers. Derrière lui, autour de lui, une grande bibliothèque, aux rayons surchargés de livres, monte jusqu'au plafond. A peine a-t-il levé les yeux à notre entrée. D'une voix posée, bien timbrée, il continue à dicter à une jeune fille qui, assise en face de lui, de l'autre côté du bureau, prend des notes. Nous apprendrons plus tard que cette secrétaire est aussi une poétesse, de celles que S.-A. Peyre publie, de temps à autre, sous le nom d'Antoinette Nusbarme ou d’Antoinette Ducros, en première page de Marsyas.

Il termine sa phrase et nous nous présentons. Aussitôt il se lève et s'avance, souriant et les
mains tendues:

- Que sias brave d'èstre vengu!

C'est la première fois que nous sommes en présence du Maître et, en vérité, nous ne sommes pas trop surpris. Nous nous le représentions bien ainsi, l'inoubliable poète de La Cabro d'Or, le sévère, directeur de Marsyas, le dur polémiste du mistralisme intégral.
Sous le front dégagé, le visage presque ascétique, encore allongé par la petite barbe en pointe, et, sous les épais sourcils, un regard aigu et pourtant lointain.

Un homme au rêve habitué, disait Mallarmé de lui-même. Et l'on ne peut s'empêcher, devant Peyre, de songer à la fois à Mistral et à Mallarmé. A Mistral pour l'aspect général, la noblesse de l'attitude, la cordialité de l'accueil. 
A Mallarmé pour le regard et cette frilosité devant l'hiver et le monde que décèle un grand châle de laine écossais, négligemment jeté sur les épaules.
Un homme au rêve habitué. Au rêve et à la solitude. Les vignes, autour de la maison du poète, s'étendent jusqu'à l'extrême limite de l'horizon, en ondulations océanes. Et Peyre vit désormais chez lui comme dans une île dont il ne sort que de loin en loin.
Mais qu'importe là solitude! La poésie est pouvoir. Non fiction destinée à parer la réalité de prestiges imaginaires, mais pouvoir de fait, qui, par magisme incantatoire, donne prise sur l'âme et, par elle, sur le monde et la vie. Technique aussi valable que les anciennes mancies pour pénétrer, au-delà des apparentes transitoires, l'essence même des êtres et des choses, révéler leurs analogies secrètes, les situer sous leur jour absolu:

Agues pas crento de canta
Lou founs desir que te tafuro;
En lou cantant pos l'encanta
Jusqu'à la bèuta la mai puro...

(Ne sois pas honteux de chanter - le profond désir qui te point - le chantant, tu peux l'enchanter - jusqu'à la beauté la plus pure...).

Cette incantation terminale et réalisée de l'intérieur (c'est un secret que tu avais perdu) donne tous les droits au poète.
Et d'abord celui de recréer sa vie à sa guise. C'est pourquoi les ouvrages autobiographiques de Peyre sont des biographies non pas seulement poétisées (dans la tradition gœthéenne de Poésie et Vérité) mais proprement transfigurées. Le grand-père que j'ai eu en songe ou encore ce pur chef-d'œuvre intitulé Colombier sont des œuvres significatives à cet égard. Et le poète ne nous y convie pas tant à revivre son enfance retrouvée qu'à découvrir, avec lui, la seule enfance qu'il ait jamais voulu vivre. Li passado e li liò revivien dins l'image, écrit-il. Et cette image des choses, cette épuration est le centre même du vrai.

C'est cette transmutation délibérée du réel, opérée selon certains rites poétiques, J'irai vers la nuit, avec mon regard d'enfant, qui permet au vrai créateur de déclarer: le ciel se gagne et se vit sur la terre. Car partout où se porte son regard peut surgir son ciel.
Ceci explique que Peyre, loin de craindre la dispersion, semble, au contraire, la rechercher. Il n'hésite pas, en effet, à se muer lui-même, par le truchement de pseudonymes, en personnages plus ou moins étranges qui à longueur d'année, vivent dans Marsyas. Depuis le remarquable article de Jean-Calendal Vianès dans Reflets de Provence, plus personne n'ignore qu'Escriveto est l'autre face lyrique de Peyre, comme, en 1909, Louise Lalane avait été l'autre face d'Apollinaire. Mais Charles Rafel est aussi l'autre face pensante de Peyre. Sa face anarchisante, frondeuse, truculente, et qui nous convie, gouailleuse, à un jeu de massacre idéal. 

Dispersion également dans la forme. Peyre, en effet, écrit non seulement en provençal (comme toute son hérédité provençale et languedocienne l'y incite) mais encore en français et en anglais. Est-ce là vaine gageure de dilettante? Nullement. Mais certitude, au contraire, que le vrai problème se situe, au-delà des différences de langues, au cœur même des mots, dans le pouvoir soudain déclenché par la précision de leur assemblage:

O douceur du repos muée en toutes choses!

Cette croyance, de souveraineté créatrice jointe à une émouvante fidélité à sa vocation (Peyre édite et dirige Marsyas depuis trente-cinq ans) nous aide à comprendre aussi la rigueur de la position doctrinale dans le Félibrige et l'importance capitale qu'il attache au droit de chef-d'œuvre. C'est par sa traduction de la Bible que Luther a créé l'allemand moderne. C'est par la Divine Comédie que Dante a créé l'italien. C'est par ses poèmes que Malherbe a suscité notre français classique. C'est par Mireille que Mistral a recréé la lengo nostro.

Et Mistral a fait plus que recréer une langue. Il a été un moment de la conscience d'un peuple. Cette conscience survit aujourd'hui à Mûrevigne. Nous le savons de toute certitude.

Quand nous avons fait le détour par le mas des souches et des mûres comme dit Pierre Millet dans on magnifique article de Fe, nous revenions de Maillane. Or, à Maillane, les étroites allées du petit jardin ne nous avaient conduits qu'à des pièces désertes, à des portraits de fantômes, à une exposition de meubles hors du temps.
Mais le miracle s'est produit à Aigues-Vives, où nous avons enfin retrouvé Mistral, plus vivant, chez Peyre, que dans son Musée. 

René Méjean
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(In La France Latine, 
n° 64, avril 1955.)

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